GALTIER-BOISSIÈRE Jean, Loin de la rifflette, Paris, éditions Baudinières, 1932 (1921), 255 pages.

Cet ouvrage est le dernier de la trilogie de Galtier-Boissière sur ses expériences de la Grande Guerre. Je n’inclus pas ici les travaux plus historiques réalisés ensuite par Galtier-Boissière dans son Crapouillot. Après son entrée en guerre dans La fleur au fusil puis les tranchées d’Artois dans Un hiver à Souchez, l’auteur nous fait découvrir la suite de son parcours, à l’arrière cette fois-ci. Il faut remarquer que ce dernier ouvrage est plus épais que les deux précédents réunis. Il n’en perd pas pour autant sa plume vive et acide qui croque ses contemporains sans belles lettres ou périphrases. On pourrait résumer ainsi son livre : il écrit ce que l’on ne dit pas d’habitude au travers des portraits et des situations décrites.
Galtier-Boissière nous plonge dans le monde des dépôts, ces structures qui gèrent les régiments de manière administrative et entraînent les recrues puis gèrent l’envoi des renforts. Un monde qui n’est pas celui du front.
- Être militaire à l’arrière
Galtier-Boissière est évacué en octobre 1914. Il rejoint ensuite le dépôt d’Albi, début de son ouvrage. Il dresse un portrait étonnant d’un dépôt, loin de la vie de caserne, logeant à l’hôtel, se faisant oublier. Il finit par être envoyé comme instructeur de la classe 1915 en centre d’instruction à Gaillac. Il est en charge de 82 jeunes recrues. Il s’accommode de son rôle de caporal instructeur, en gardant certaines libertés avec la vie militaire. Il loge chez une habitante, fait réveiller ses hommes de manière cocasse, gère habilement les contre-appels la nuit… Il assure sa fonction sérieusement, réussissant à « transformer un ramassis hétéroclite en une section homogène et rompue à cet automatisme qui, seul, fait les bons soldats », page 55.
On le suit également comme caporal de semaine dans le chapitre VI « La visite ».
Il compare aussi l’esprit du front et l’esprit du dépôt. Au dépôt, il dresse une galerie de portraits acerbes de médaillés, de cas ayant des passe-droits (page 7). Il montre que les plus débrouillards réussissent à se faire exempter de service et à s’installer à l’hôtel sans plus donner de signe de vie.
Il s’amuse aussi des belles paroles de certains évacués, comme ce camarade ayant quitté la zone des armées dès le 5 août 1914 : « Jamais je n’ai entendu raconter à des Philistins, d’une façon aussi émouvante que par lui, les premiers et meurtriers engagements de la Guerre du Droit », page 15 raconte-t-il en parlant d’un fantassin qui ne combattit jamais étant évacué pour s’être blessé avant.
Le dépôt, c’est la belle vie qu’il présente dans son deuxième chapitre sur Gaillac.
« En arrivant dans une compagnie du front, à l’hôpital, au dépôt, le soldat se sent d’abord isolé et désorienté. Il n’a pas d’amis, il ignore les manies des chefs, les coutumes du milieu, ce qui est permis et défendu dans le nouvel organisme dont il devient cellule. » Galtier-Boissière constate avec surprise que des hommes du dépôt sont plus des soldats en costume qu’en uniforme. Au camp du Fousson, il évoque les combines pour loger, pour sortir ou obtenir des permissions pour se rendre à Paris. Le système D passe au rang d’art.
Le plus gros défaut de l’ouvrage est que les chapitres s’enchaînent sans toujours respecter la chronologie. On passe du dépôt en 1914 au camp d’artillerie en 1918 avant de revenir en 1914. Galtier-Boissière a heureusement remis la chronologie correctement dans Mémoires d’un Parisien.
- Galerie de portraits
Une partie de la richesse des écrits de Galtier-Boissière repose non seulement sur la plume de son auteur mais aussi sur son talent pour dresser les portraits des hommes croisés. Il n’est pas question ici d’en faire la liste ou d’en résumer les histoires. Chacune en tout cas permet d’aborder un parcours étonnant, d’anecdotes féroces. Camarades parisiens, jeunes recrues, officiers et sous-officiers brocardés composent cette étonnante galerie. Ils composent une part non négligeable de l’ouvrage. Sarcastiques, étonnants, mais aussi extraordinaires ou dignes de Courteline, on s’interroge sans cesse sur la véracité de parcours si extraordinaires. Le point culminant étant probablement le cas de deux des cuistots de Gaillac, Clou et Tango, dont les aventures sont si rocambolesques. Si les noms sont tous modifiés ou des surnoms sont donnés, cela empêche toute recherche, empêchant d’enlever l’incertitude derrière les situations cocasses. On est en effet tellement loin de la vision de la caserne donnée par les archives. Ici, tout est si peu cadré, propice aux malversations des hommes de l’intendance ou aux libertés incroyables pour les « affranchis1 », les « Glisseurs » ou les hommes capables de s’entourer des bonnes personnes comme ce fut visiblement le cas pour Galtier-Boissière.
Il n’en demeure pas moins fort critique envers les officiers, en particulier dans un portrait d’un aviateur et des divers embusqués, experts en « démerdage » pour éviter le front qui finissent pourtant par être décorés. Il les croise au dépôt en permission à Paris ou dans un camp d’artillerie lourde. Il est tout aussi sévère avec les majors (médecins militaires).
Il ne manque pas de critiquer les civils qui poussent à la guerre sans rien en connaître. Ainsi, page 72, il propose le portrait d’un coiffeur jusqu’au-boutiste auquel un soldat déclarait qu’il rejoignait son dépôt à Brive-la-Gaillarde : « Comment, s’indigna le merlan, votre régiment n’est donc pas parti au front, comme les autres ? », page 73.
- Pensée critique de la guerre
Derrière les portraits, ce sont de nombreux dysfonctionnements de l’administration militaire que Galtier-Boissière met en évidence. Les secrétaires chargés d’établir la liste de départ qui oublient le camarade : incompétence, incohérence ? Dans l’instruction des hommes aussi, la critique est féroce. Ainsi cet officier qui fait réaliser des assauts dignes d’avant-guerre n’est pas épargné page 54 « des manœuvres en rangs serrés, jusqu’au corps à corps, comme à Marengo » ou celui qui « ayant prohibé les bandes molletières, peu avant de les rendre obligatoires » page 13.
Mais c’est aussi toute une réflexion personnelle que Galtier-Boissière expose, tirée de son expérience.
Il critique évidemment les hommes qui n’ont pas mis les pieds au front mais qui incitent les jeunes à y aller comme ce territorial qui « était utilisé au dépôt à faire de patriotiques conférences aux jeunes soldats et leur démontrer logiquement que mourir pour la patrie est – pour les autres – le sort le plus digne d’envie », page 14. Les soins apportés aux soldats le choquent, que ce soit au front ou au dépôt. La critique des médecins-majors revient de manière récurrente, comme lors d’une épidémie de rougeole qui tua plusieurs jeunes soldats sans que cela ne change la manière de traiter les hommes pourtant visiblement malades.
À l’annonce d’un départ, il écrit : « Ah ! Qu’il était loin, l’inoubliable départ ensoleillé de la caserne parisienne – « Le train de plaisir pour Berlin », – dans l’enthousiasme délirant, avec des fleurs au fusil ! Maintenant c’étaient les départs de nuit (…) vers les tranchées boueuses et glacées d’une guerre dont nul ne prévoyait la fin ; les départs hargneux d’anciens amochés, qui retournaient là-haut en connaissance de cause, ou d’embusqués qui jusqu’à la dernière heure avaient épuisé toutes les ressources de l’intrigue, pour préserver leur peau (…).vers l’abattoir, le bétail humain, conscient et récalcitrant ». D’ailleurs, page 60, il fait le portrait d’un soldat « refusant d’être un de ces « poissons morts », chers à Mac Orlan. »
Il a également une vision désabusée de l’avenir : « Toutes ces cruelles histoires de tueries incohérentes ne diminuaient d’ailleurs point l’ardeur de nos jeunes camarades, qui brûlaient d’éprouver d’équivalentes sensations. J’ai nettement compris à cette époque que l’expérience reste strictement personnelle et que, malgré tous les cris d’horreur des combattants sincères, la guerre éternellement serait imaginée par les générations qui, trop jeunes ou trop vieilles, n’y participeraient point directement, à travers les verres de couleur de l’imagerie d’Épinal ou la littérature enthousiaste de menteurs appointés. » pages 68-69.
Plus étonnant est ce passage où, racontant en musique et en sons les combats, son groupe de camarades « Mise en scène par d’autres, une aussi cruelle parodie vous eût assurément rendus furieux. Mais entre nous, nous trouvions une sorte de jouissance sadique à blaguer nos terreurs passées, avec cet épouvantable cynisme que seuls peuvent provoquer et excuser les époques de grand bouleversement », pages 32-33.
Il ne manque pas de proposer sa vision de l’héroïsme : « Je pense qu’il n’y a pas de héros sans défaillance ; il serait d’ailleurs sans mérite. Et c’est pourquoi il est à peu près impossible de hiérarchiser l’héroïsme. Le fait pour un soldat d’avoir été cinq ans de suite au front comporte presque la preuve qu’il ne s’y trouvait point dans un poste d’écoute. » page 73. Il s’interroge ensuite « Quel critérium adopter ? Les médailles ? Des cabotins, des chansonniers de boîtes montmartroises, des journalistes étrangers ont porté la Croix de guerre ; ne l’a-t-on point donnée au roi d’Espagne et à un chauffeur du gouvernement militaire de Paris qui, deux jours avant l’armistice, manifesta le désir de partir au front ? » page 74.
Dans ce livre, Galtier-Boissière écrit sans fard sur tout ce qu’il observe, ce qui l’amène à faire directement dans des portraits, ou indirectement dans des situations évoquées, une violente critique de la vie au dépôt à l’arrière. La dénonciation des vols dans les cuisines du dépôt, mais aussi dans le camp d’un régiment d’artillerie lourde en 1918. C’est même la quintessence de la débrouille, du vol et de services qui s’échangent contre argent comptant.
Il apprend la mort de camarades partis avant lui en renfort et note page 181 : « Mais la répétition même des drames émoussait peu à peu notre capacité d’émotion ». Il poursuit sur les fausses nouvelles : « Pierre Britton fut occis cinq ou six fois par les cuisiniers et ne s’en porte pas plus mal. Je me souvenais des exagérations de la rase campagne : le bobosse rencontré hagard, et questionné : « La compagnie ? Moi et mon copain ! Voilà tout ce qui reste de l’attaque sous les mitrailleuses ! » Et le lendemain, cent cinquante égarés se retrouvaient tout étonnés… », page 188-189.
Les femmes sont aussi dans la ligne de mire de Galtier-Boissière. Que ce soit les femmes travaillant dans les casernes ou que ce soit les femmes en contact avec les militaires, il critique « L’état de guerre a donné à certaines femmes un véritable vertige, et, pendant que tant d’hommes enduraient des souffrances inouïes et crevaient dans la boue, certaines ont senti que confectionner des chandails ne suffisait pas à leur conférer l’équivalence avec l’homme. Pour s’égaler au guerrier qui donne sa vie, elles ont cherché ce qu’elles pourraient bien faire d’extraordinaire et je suis sûr qu’en se donnant presque au premier venu, elles ont ressenti un immense apaisement : l’assurance de s’être mises au diapason du vertige collectif… », page 238.
Il ajoute des anecdotes sur des militaires qui obtiennent ce qu’ils veulent de femmes, critiquant de fait les uns et les autres.
- L’attente du départ
Le dépôt est le lieu d’instruction des jeunes recrues et le sas avant le renvoi vers le front des hommes revenant de convalescence. Tous les hommes ont donc en commun d’attendre le « tour de départ ».
Direction le dépôt d’Albi après une évacuation en 1914. Dans le premier chapitre, il décrit le dépôt, les hommes qui y sont présents et le départ d’un renfort. Il catégorise ainsi les hommes au dépôt :
– ceux qui sont allés au front ;
– ceux qui n’iront pas ;
– ceux qui n’y sont pas allés et qui ont une « épée de Damoclès de l’inévitable départ », page 2.
On observe le choix du capitaine de ne faire partir en renfort que ceux qui n’y sont pas encore allés. Il compare un départ de renforts avec celui d’août 1914 et évoque « ceux qui faisaient tout pour ne pas y aller ». Au fil du livre, on découvre les multiples astuces pour couper au départ, les légales qui consistent à prendre du grade, à acquérir des compétences spécifiques en suivant des formations chronophages ; les autres, débrouillards, manipulateurs, malades imaginaires forment une galerie de portraits extraordinaires. Il décrit aussi les interventions des familles, y compris celle de sa propre mère.
La thématique est présente dans la majorité des chapitres. Elle occupe même tout le chapitre VIII, « Nous partons pour la Serbie… ». « À Gaillac, comme à Albi, les départs se succédaient, suivant le rythme des attaques, le front, après chaque saignée, aspirant l’arrière à coups de pompe réguliers quoique inégaux. La terrible « machine à aptes » continuait de fonctionner (…) et les indéracinables du dépôt frissonnaient (…). » page 188. Il raconte l’appel aux volontaires qui s’achève par l’envoi de volontaires d’office.
Il termine sa présentation par un descriptif du départ du dépôt, développant par exemple la nécessité d’ajuster les capotes neuves page 247.
Le livre s’achève par le départ, non en Orient comme cru, mais en Champagne, sous la pluie et dans la boue. Il termine sa galerie de portraits non sans faire une dernière attaque contre les officiers supérieurs ; ils sont non seulement ceux qui risquent le moins, mais ceux qui font risquer le plus aux hommes de troupe. Il évoque le cas d’un général qui, mécontent d’une compagnie qui refusa d’attaquer dans des conditions impossibles, voulut leur faire tirer dessus par l’artillerie française, puis passer devant une mitrailleuse avant d’accepter qu’un homme soit tiré au sort et exécuté pour l’exemple.
- En guise de conclusion
Entièrement consacré à ses périodes à l’arrière de 1914 à 1918, l’ouvrage est riche en anecdotes, en critiques et en réflexions personnelles. Au-delà de la gouaille de l’auteur, il donne une vision loin de certains stéréotypes cocardiers ou des sources administratives.
Portraits, éléments factuels qui se reflètent dans les titres des chapitres, portraits, missions et vie organisée en marge de la caserne ponctuent le récit du parcours de Galtier-Boissière. Même s’il est impossible de déterminer qui se cache derrière les noms donnés aux personnages par l’auteur, même si certaines histoires semblent caricaturées ou exagérées, c’est malgré tout un livre qui vaut d’être découvert.
Peut-être moins connu que les deux autres livres « de guerre » de l’auteur, ce Loin de la rifflette n’en demeure pas moins la suite logique et est tout aussi indispensable à savourer.
- Autres ouvrages de Galtier-Boissière sur ce site :
- Expression utilisée à plusieurs occasions par Galtier-Boissière d’ailleurs. Sur les sens de ce mot, on choisira le premier de la longue liste : https://www.languefrancaise.net/Bob/1007 ↩︎
