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DENIS PASQUIER (1894-1971), sa vision, notre interprétation.

Le temps passé fait que nous sommes obligés de nous tourner vers le moindre détail disponible pour nourrir la biographie d’un combattant. Au risque parfois de se fier à des documents qui sont difficiles à croiser avec d’autres sources. C’est le cas par exemple des citations. Tout document, toute source mérite pourtant une lecture prudente et dans l’idéal, un recoupement avec d’autres. Sinon, à défaut d’un conditionnel ou de l’évocation claire de ses doutes, on tombe facilement dans un roman qui n’a plus rien d’historique.

  • J’ai imaginé

On peut l’imaginer dans la pièce principale ou dans la chambre, avant d’avoir été remisé de très longues années dans un grenier ou au fond d’un garage. Il est dans son jus : le vernis du bois n’est plus très frais, le papier épais a gondolé et jauni, des toiles d’araignées poussiéreuses occupent certaines parties sous la vitre de protection. Ce cadre est un diplôme transformé en médailler. Une personne a collé la photographie de l’homme prise après la guerre et a punaisé cinq médailles.

Au bas de ce diplôme figure un texte qui ressemble à une citation :

« Soldat Pasquier Denis
du 1er Régiment de zouaves. À fait toute la campagne.
Argonne, Champagne, Verdun, Alsace,
Aisne. A été blessé,
a été gazé et évacué pour maladie
. »

Avant d’aller plus loin, j’invite le lecteur à se demander comment il interprète ces trois lignes. Voici ce que j’ai déduit la première fois où j’ai tenu ce cadre et lu ces lignes.

Le curriculum est impressionnant. J’ai imaginé un homme mobilisé de 1914 à 1918 (a fait toute la campagne), au front pour toutes les batailles auxquelles le 1er régiment de zouaves a participé, pas assez blessé ou gazé pour ne pas y revenir rapidement. Mais vaincu par la maladie à la fin, peut-être la grippe espagnole. J’ai imaginé.

Mise en veille quelque temps, la mise en ligne des tables des registres matricules des Archives départementales du Loir-et-Cher, source indispensable pour trouver notre homme, a lancé ma recherche. En effet, une médaille commémorative des anciens combattants du Loir-et-Cher laisse penser qu’il est originaire de ce département, ou au moins qu’il y a vécu. Mais une recherche par acte de naissance serait interminable, sans certitude de trouver. Avec les tables des registres matricules, quelques dizaines de minutes suffisent pour savoir si un conscrit de ce département avait ce nom et ce prénom. J’ai trouvé un Denis Pasquier, classe 1914, matricule 1732 au bureau de recrutement de Blois.

Comment a-t-il pu faire toute la campagne sachant que sa classe a été appelée en septembre 1914 et non en août 1914 ? Ce n’est pas la dernière question qui va se poser. La fiche matricule est rapidement commandée et expédiée. C’est le bon homme, pas de doutes. Mais force est de constater que j’ai laissé courir mon imagination sur un texte recomposant grandement la réalité. Place au récit.

  • La guerre de Denis Pasquier

Lorsque la guerre éclate, elle trouve Denis Clovis Albert Pasquier à Beauchêne, petite commune du Loir-et-Cher où il a passé, semble-t-il, toute sa vie. Il y est né en octobre 1894, et vit avec ses deux frères cadet, Émile et Raoul, chez son père, marchand de bois au lieu-dit des Cinq Vouges. Il est voiturier. Pas automobiliste, mais conducteur de voitures à traction animale. Il se faisait probablement appeler Clovis par sa famille, car c’est le prénom qui figure sur le recensement de 1906, mais nous garderons le prénom utilisé dans le cadre et la fiche matricule.

Lorsque la mobilisation commence le 2 août 1914, il doit se douter que son tour de partir viendra rapidement. Il est déjà recensé comme les autres hommes nés en 1894 et a été reconnu « bon pour le service armé » au printemps par le conseil de révision. Sa classe est appelée par anticipation : au lieu d’être incorporée en octobre, elle l’est en septembre. Denis Pasquier arrive au 11e régiment du génie le 7 septembre 1914 probablement en raison de ses compétences dans le bois et la conduite des chevaux.

Mais l’arme qui a besoin d’hommes, c’est l’infanterie. La décision ministérielle du 29 septembre entraîne son transfert au 31e régiment d’infanterie de Melun. Le 12 octobre, il devient fantassin. Il suit un entraînement accéléré au dépôt avant d’être envoyé dans la zone des armées le 24 décembre 1914 , en Argonne. Est-il directement intégré dans une compagnie combattante du 31e régiment d’infanterie ? Passe-t-il au 9e bataillon du 31e régiment d’infanterie qui forme les nouvelles recrues à proximité du front ? Aucun document ne permet de le déterminer. La certitude est qu’il n’y reste pas longtemps : il est évacué pour maladie le 18 janvier 1915 et retourne ensuite au dépôt le 7 avril. Commence alors pour lui une seconde période dans la zone des armées mais cette fois-ci en endossant l’uniforme de zouave. Il est envoyé en renfort au 1er régiment de zouaves.

L’affectation chez les zouaves n’a rien d’anormal  : ce sont des soldats métropolitains. Par contre, les hommes sont affectés à un bataillon qui peut être intégré dans un autre régiment ! Ainsi, affecté au 1er régiment de zouaves, Denis se retrouve en fait au 8e régiment de marche de zouaves (qui est notamment composé du 1er bataillon du 1er régiment de zouaves). Il n’y reste toutefois pas longtemps : arrivé le 31 mai, il participe aux terribles combats de juin dans l’Artois puis il découvre rapidement l’Alsace où le régiment s’est reposé avant de prendre part à l’offensive de Champagne. C’est dans le secteur du Bois Sabot, à l’est de Souain qu’il est blessé le 27 septembre après avoir probablement participé aux violents combats des jours précédents.

Hôpital, convalescence, dépôt s’enchaînent et après plusieurs mois loin du front, il réintègre la zone des armées le 1er juillet 1916. Cette fois-ci, il est affecté au 1er régiment de marche de zouaves. Le 7 novembre 1916, il participe à une attaque sur le village de Pressoir. Il y est grièvement blessé, y gagne la croix de guerre et un billet définitif pour l’arrière.

Voici sa citation à l’ordre du régiment qui lui vaut sa croix de guerre :

« Chargeur mitrailleur courageux et énergique. A contribué fortement avec deux de ses camarades par son calme et son sang froid à vaincre la résistance d’un groupe ennemi fortement retranché dans une maison. A été grièvement blessé à son poste de combat. Au front depuis le début. »

Grièvement blessé, il l’est effectivement : une balle lui a fracturé la troisième vertèbre lombaire. Cette blessure va nécessiter une opération et un an d’hospitalisation et de convalescence. De retour au dépôt le 18 mars 1917, il passe devant la commission de réforme d’Orléans le 25 mai. Il est jugé inapte au service armé en raison d’une « gêne des mouvements de flexion de la colonne vertébrale ». Il ne retournera pas au front. Par contre, il reste mobilisé dans les services auxiliaires. Il est affecté à la 20e section des secrétaires d’état-major deux jours avant de passer, le 6 décembre 1917, au 20e escadron du train des équipages militaires où il terminera la guerre, sans être retourné dans la zone des armées.

Il est démobilisé le 12 mars 1919 et retourne vivre à Beauchêne.

  • Les médailles de Denis

Reconnu invalide avec un taux inférieur à 10 %, il est admis pour une pension de 10 % en 1937 réévaluée à 40 % l’année suivante. Il obtient sa carte d’ancien combattant en 1945.

Ensuite, à part la naissance d’au moins un enfant après guerre et l’obtention de médailles, on ne sait quasiment plus rien de lui. Ces médailles avaient de l’importance pour cet homme. Toutefois, il ne semble pas qu’elles aient été accrochées au diplôme initialement. D’abord parce qu’elle n’ont pas toutes été obtenues en même temps, ensuite parce que le cadre semble avoir été démonté pour les fixer. Est-ce Denis qui a fait le montage ? Quelqu’un d’autre plus tard ?

Médaille interalliée 1914-1918 de la victoire
Croix de guerre avec étoile de bronze pour une citation à l’ordre du régiment. Celle de Denis est punaisée à l’envers.
Médaille commémorative de la guerre 14-18
Croix du combattant.
Médaille commémorative des anciens combattants du Loir-et-Cher.
  • Une recomposition de son propre parcours ?

Denis Pasquier a-t-il voulu reconstruire son parcours pendant la guerre ? Pourquoi arriver à une telle question ? Est-ce simplement parce qu’il faut avoir un regard critique et distancié sur le document ou est-ce parce qu’un élément permet de le penser ?

Il est fréquent que le temps émousse les souvenirs, les transforme, les fasse rentrer dans un moule simplificateur et global. On le constate en écoutant certains témoignages ; par contre dans les écrits isolés, c’est parfois plus difficile à distinguer.

Cette question se pose ici en raison de la formulation du texte du diplôme. En reprenant chaque point, on peut mettre en évidence des éléments qui sont problématiques.

Au 1er régiment de zouavesOubliées les affectations au 31e RI, au 20e ETEM. L’objectif doit être de citer l’unité combattante dans laquelle il a effectivement participé aux combats.
A fait toute la campagne.La campagne est la période de participation au conflit contre l’Allemagne. « Toute » n’est pas exact : il n’est mobilisé qu’en septembre. Mais si l’on prend la phrase comme « était mobilisé », il l’a effectivement été de 1914 à 1918. Mais associée à la première partie, on peut imaginer qu’il a fait toute la guerre au 1er régiment de zouaves.
ArgonneAvec le 31e RI, il y a passé une vingtaine de jours début 1915.
ChampagneAvec le 8e RMZ, il y a été blessé. En septembre 1915.
VerdunAucun régiment de zouaves n’a été dans le secteur de Verdun au moment où Denis était dans la zone des armées.
AlsaceAvec le 8e RMZ, il y a passé quelques jours en juillet 1915.
AisneIl y est resté trois mois avec le 1er RMZ en 1916.
A été blesséDeux fois, le 27 septembre 1915 et le 7 novembre 1916.
A été gazéC’est possible, mais pas assez gravement pour que cela apparaisse dans les documents à notre disposition.
Et évacué pour maladieEffectivement, le 18 janvier 1915.

On le voit, les informations ne sont pas fausses, mais sans respect de la chronologie, ce qui aboutit à une lecture difficile pouvant entraîner une interprétation erronée. Le seul vrai problème vient de la mention de Verdun dans les lieux et de l’absence de la Somme où il a pourtant été blessé et décoré. Pourquoi ne pas parler de l’Artois où il a dû participer aux effroyables combats de juin 1915 ? Est-ce une erreur du scribe ? Est-ce délibéré ? Comment l’interpréter ?

Là est la limite de ce qu’il est possible de faire avec le document. À part constater, sur quels critères expliciter ces incohérences ? On ne sait rien de la vision de sa propre guerre que pouvait avoir Denis, difficile de savoir s’il a effectivement voulu recomposer le récit de sa guerre sachant qu’en plus, on ne sait même pas s’il est l’auteur de ces lignes !

Un résumé de trois lignes du parcours d’un homme est loin de pouvoir tout dire, pas plus d’ailleurs que cet article. Le texte du diplôme montre une volonté de mettre en avant le parcours d’un homme qui a souffert, qui s’est trouvé dans des lieux connus, dans une unité réputée. On retrouve le même problème que dans sa citation : il est indiqué qu’il a fait toute la campagne dans un cas et qu’il est au front depuis le début dans l’autre. La première est proche de la réalité, la seconde extraite de sa citation, est totalement fausse. Y a-t-il eu confusion avec un des deux autres hommes qui l’accompagnaient pendant le combat qui lui a valu cette décoration ? Cela montre la prudence avec laquelle il faut lire ces citations, non dénuées d’erreurs voire d’exagérations et de simplifications, comme tout document.

  • En guise de conclusion

Ce travail ne vise pas à juger ce texte, encore moins le combattant qui est concerné. Au-delà des quelques problèmes perceptibles, il y a un homme marqué physiquement par le conflit dont on sait simplement qu’il avait ce diplôme et ces médailles mais rien sur sa psychologie, rien sur sa vision de la guerre, rien sur sa part de reconstruction de ses souvenirs. On ne sait même pas s’il est l’auteur des mots qui figurent dans ce texte. Peu importe qu’il ait fait toute la campagne au front. Ce cadre conservé nous en apprend plus sur l’importance qu’avait toute cette période pour cet homme, l’importance qu’il attachait à ces médailles commémoratives, qui s’attachent à la mémoire d’un événement. Une importance qui s’est diluée avec les générations, avec le temps.

Denis Pasquier est décédé en 1971. Il est inhumé dans le cimetière de Beauchêne.

  • Sources :

Archives départementales du Loir-et-Cher, fiche matricule de Denis Pasquier, classe 1914, matricule 1732 au bureau de recrutement de Blois, 1 R 1228.

Archives départementales du Loir-et-Cher, recensement de la commune de Beauchêne en 1906, 2 MILN R14, vue 128/137.

JMO du 8e régiment de marche de zouaves, SHD 26N842/2. Accès direct sur le site Mémoire des Hommes.

Les 31e RI et 1er RMZ n’ont pas de JMO pour les périodes voulues. Seuls les historiques ont été consultés.

31e RI sur le site de Jean-Luc Dron.

1er RMZ sur le site Marsouins, Chacals et Turcos.

Illustrations pour les rubans de médailles : Wikipédia.

  • Remerciements

À Nathalie qui a découvert ce cadre et à Eric de Fleurian (du forum Pages 14-18) qui a été d’une aide déterminante pour comprendre l’organisation des zouaves et le parcours de Denis dans ces unités.

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Publication de la page : 16 septembre 2012

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