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Cuirassiers à la corvée, Sainte-Menehould, avril 1910

Ces deux photographies illustrent les activités quotidiennes des corvées à la caserne dans un régiment de cuirassiers. Localisées, datées, elles fournissent également des noms : celui de l’envoyeur et ceux des destinataires. Mais au-delà de l’étude des images et des personnes, cette recherche fut l’occasion de constater que certaines personnes avaient une présence dans la presse qui permettait d’affiner leur parcours de vie.

  • Trouver le nom

Ce fut longtemps un blocage important : quel est le nom du soldat qui écrit à son frère et à un ami ? En effet, le nom de famille principal est présent trois fois et à aucun moment il n’est écrit lisiblement. En effet, le soldat qui écrit, prénommé Léon, a une orthographe et une graphie plutôt limitées. Faut-il lire « Conello » ? « Couello » ?

La première lettre ne ressemble pas vraiment au « C » majuscule noté pour « Camille » et « Coqueret ». C’est une nouvelle fois Thibaut Vallé qui a débloqué une lecture longtemps dans l’impasse d’autant que si l’un des courriers est destiné à Camille chez Lucien Coqueret au Bas-Riceys dans l’Aude, le recensement de 1911 le localise correctement mais sans présence d’un Camille.

C’est donc « Tonello » qu’il faut lire. Ce n’est toutefois pas la dernière difficulté car si on trouve bien dans la famille Tonello à Ricey-Bas un « Camille », pas de trace d’un « Léon » mais juste un « Valentin ». Cependant, le recensement de 1896 montre que c’est avec le prénom de « Léon » que ce « Camille » est déclaré alors que son état-civil officiel ne comporte nulle part ce prénom.

La presse, comme on le verra plus loin, donne également « Léon » comme prénom usuel de Valentin.

  • La famille d’un immigré italien

Né en 1860, le père de Léon et Camille, Antoine Tonello s’installa dans l’Aube en tant que journalier vigneron. Il se maria avec une habitante de la commune des Riceys et il eut avec elle quatre enfants entre 1886 et 1907. La seule fille, Jeanne, décéda en bas âge.

Antoine est présent dans la presse à trois occasions, dans les faits divers. En 1888, il est l’auteur d’un coup qui assomme une personne avec qui il avait un différend ; cette personne est retrouvée le lendemain morte où elle était tombée, victime d’une embolie pulmonaire liée à son état d’ébriété avancé. Antoine ne passa que trois jours en prison et ne fut pas poursuivi pour homicide involontaire. En 1898, cette fois-ci c’est comme victime qu’on trouve trace d’un jugement. Finalement, en 1900, il trouve le cadavre d’un suicidé.

  • Parcours militaire des fils Tonello

Camille fut le premier à partir à la caserne. Classe 1906, il fut appelé le 8 octobre 1907 au 156e RI. Il fit ses deux années de service. À peine revenu, le 25 septembre 1909, c’est son frère Léon qui fut incorporé le 1er octobre 1909 au 6e régiment de cuirassiers de Sainte-Menehould.

Le parcours de Léon est celui que nous allons suivre vu qu’il est l’auteur des deux photos cartes. Il devient cavalier de 1ère classe le 2 juillet 1911, reçoit son certificat de bonne conduite et est mis en congé le 24 septembre 1911. Son parcours est on ne peut plus classique, mais il est tout de même marqué par la distinction de cavalier 1ère classe ; pourtant le voici de corvée à la caserne sur deux clichés. Il ne faut pas y voir ici une sanction, mais juste le quotidien militaire comportant des exercices militaires mais aussi toute une partie de l’emploi du temps consacré aux corvées, plus encore dans une unité de cavalerie où les chevaux nécessitent une attention quotidienne.

  • Trouver Léon ?

La question mérite toute notre attention : en effet, la fiche matricule comporte un signalement aux éléments moins communs. Il a le visage rond et un menton à fossette. Or, un cavalier photographié a ses deux caractéristiques bien visibles. Il doit s’agir fort probablement de notre soldat, d’autant que parmi les hommes présents sur les deux clichés, il est le seul à correspondre.

  • De corvée

Outre la tenue, bourgerons et pantalons de treillis passablement salis, les hommes portent les sabots et sont surtout équipés de balais. Ces derniers sont faits « maison », petit ou grand modèle, avec fourche ou deux petits pour mieux réunir les détritus, tous les modèles s’offrent à nous.

La brouette est déjà bien pleine.

  • Le second cliché

La date d’envoi étant la même, il n’est pas impossible que cette photographie ait été prise le même jour que le premier étudié. Les tenues sont toujours celles de travail et les chaussures de Léon, au bout caractéristique, sont les mêmes. Mais les hommes sont plus nombreux et débarrassés de leurs balais. Certains les ont remplacés par du matériel autour de la thématique du tabac : paquet de tabac à rouler, pipe, cigarette sont visibles.

Hélas, Léon ne donne aucun élément sur ce qui unit ce groupe autour d’un brigadier au centre au dernier rang : camarades de corvées, de chambrée, de peloton, d’escouade ? Les hypothèses sont, ici, invérifiables.

Ne nous restent que quelques détails à visualiser, comme la marque amicale entre ces deux hommes.

Le bâtiment devant lequel ces hommes posent pourrait être une écurie, largement aéré comme on peut le voir.

Les Tonello et la Première Guerre mondiale

Camille, s’il fut mobilisé et rejoignit la caserne, ne fut jamais envoyé au front. En effet, classé dans les services auxiliaires en septembre 1914, il quitte le dépôt du 57e RI pour être affecté à la 23e Section d’Infirmiers militaires. Il finit par être réformé en raison de la tuberculose en juin 1916. Il demanda malgré tout la carte de combattant qui lui fut refusée en 1938.

Le parcours de Léon est un peu plus dense. Il rejoignit les cuirassiers à la mobilisation. Affecté au 6e Cuirassiers, sa date tardive d’arrivée – le 12 août 1914 – laisse imaginer qu’il resta un temps au dépôt. En tout cas, il fut bien affecté en unité combattante et resta dans la zone des armées jusqu’au 8 octobre 1917. Il fut affecté au 8e régiment de Cuirassiers le 4 juin 1916 sans que l’on en connaisse la raison. Il fut évacué le 22 août 1917 pour congestion pulmonaire et plaie à la cuisse droite. Commença pour lui une longue série de soins. Le 8 septembre, il quitta l’ambulance et fut évacué vers l’HOE d’Epernay jusqu’au 13 septembre. Il obtint une permission de convalescence de 20 jours, mais on retrouve Léon à l’hôpital dès le 9 octobre pour une plaie suppurée de la cuisse droite. Il le quitta le 28 octobre, eut droit à 36 jours de permission avant de rejoindre son corps. Il fut évacué une nouvelle fois le 24 mai 1918 sur une ambulance pour un abcès volumineux à la cuisse gauche avant son séjour à l’HOE de Villers-Cotterêt jusqu’ à son retour au corps le 2 juillet 1918 sans qu’il soit possible de dire s’il revit le front (sa fiche matricule indique « Intérieur »). Quoi qu’il en soit, il fut décoré le 28 septembre 1918 : « Soldat brave et dévoué. Après le nettoyage d’un bois, voyant battre en retraite un groupe d’ennemis n’a pas hésité à se jeter à sa poursuite et a réussi à capturer plusieurs prisonniers ».

Il finit son temps de mobilisé à la 23e SCOA à partir du 14 janvier 1919 avant sa démobilisation le 22 septembre 1919.

  • Dans la presse de l’après-guerre

L’histoire des frères Tonello ne s’arrête pas là. Camille Tonello devint chef d’une entreprise d’apprêteur en bonneterie1.

Pour Léon, elle passe une nouvelle fois par la presse locale, de manière plus précise que ce que peut proposer la simple date de décès, 1er février 1934, indiquée dans la fiche matricule.

Saint-André-les-Vergers

Heurté par une auto un piéton, vigneron aux Riceys, est tué sur le coup.

La chronique des drames de la route ne chôme guère, hélas, et nous avons encore aujourd’hui à enregistrer un accident mortel qui s’est produit à Saint-André, à 70 mètres environ du chemin de terre de Rosières, dans les circonstances que voici.

Un de nos concitoyens revenait en automobile d’Auxerre, en compagnie d’un inspecteur d’une importante firme automobile, qui conduisait la voiture. Pour traverser Saint-André, le pilote ralentit considérablement son allure, mit ses phares en veilleuse, et, par surcroît de prudence, actionna son klackson (sic) car il se trouve à croiser par une file assez longue d’autos venant de la direction de Troyes.

Au moment où il croisait la dernière de ces voitures, le conducteur ressentit un choc. Il s’arrêta après avoir parcouru 9 mètres. Les deux occupants de la voiture mirent pied-à-terre. On juge de leur émotion quand ils aperçurent, allongé en partie sur la banquette de la route, les pieds débordant sur la chaussée, un homme ne donnant plus signe de vie…

Au même instant, accourait monsieur Maurice Thiéblin, marchand de porc à Bouilly, qui pilotait la dernière auto de la file venant de Troyes. Dans la lumière des phares, il avait vaguement aperçu le piéton, et entendu un choc. Tous trois ne purent que constater que déjà la mort avait fait son œuvre. Monsieur Delsal, vétérinaire à Troyes, qui se trouva à passer sur les lieux de l’accident, ramena à Troyes l’un des automobilistes de la voiture tamponneuse, qui prévint la gendarmerie. Les faits s’étant produits dans une commune ressortissant de la gendarmerie de Sainte-Savine, celle-ci fut avisée, et le chef de brigade Machavoine, accompagné du gendarme Hugon, se rendirent immédiatement à Saint-André.

La victime de cet affreux accident est un vigneron des Roceys (sic), monsieur Léon Tonello, âgé de 45 ans. M. Tonello était venu à Saint-André chez son frère Camille, industriel, 115, rue Thiers. Il était arrivé hier à Troyes par le train de 11h00 accompagné d’une de ses fillettes âgée de 12 ans. Le malheureux avait voulu rendre visite à son épouse, qui, depuis quelques jours se trouvait à Saint-André, soignant sa belle-sœur souffrante, et qui avait amené avec elle leur autre fillette, âgée de 3 ans. M. Tonello était sorti pour faire quelques courses dans le voisinage.

L’enquête a démontré que la victime avait été projetée, à la suite du choc, à une distance de 4 mètres. Le docteur Cahuzac, appelé à faire les constatations, à relever sur le corps de très nombreuses contusions et une fracture du crâne. La tête du malheureux a dû porter sur la lanterne de position de droite, qui a été démolie, ainsi que l’avant de l’aile droite. Le capot également, a été légèrement enfoncé. Le corps a été transporté au domicile de Monsieur Camille Tonello. En cette douloureuse circonstance, nous présentons à Mme Tonello, à ses enfants et à toute la famille, nos bien sincères condoléances. Les obsèques de M. Tonello auront lieu à Saint-André samedi, à 14h.

Le Petit Troyen, 2 février 1934, page 2/6.

On peut proposer comme localisation de l’accident cet emplacement sur la route principale venant d’Auxerre et menant à Troyes, à proximité du seul « chemin de terre » menant à Rosières.

Source : Carte IGN 1950, Géoportail 2024.

En plus des circonstances tragiques de la mort de Léon, on apprend qu’il a deux filles, qu’il est vigneron au sud-est de Troyes, que son frère est devenu chef d’entreprise. Le récit de son inhumation est riche également : il nous en apprend plus sur l’engagement local de Léon et la reconnaissance locale. Un transport par car fut même organisé depuis Les Riceys jusqu’à Saint-André-les-Vergers pour assister aux funérailles.

Saint-André-les-Vergers

Obsèques. – Les obsèques de M. Léon Tonello, décédé accidentellement le 1er février dans les circonstances que le Petit Troyen a relatées ont eu lieu hier après-midi, à 14h.30, à Saint-André.

Un grand nombre d’habitants de Saint-André et des Riceys où le défunt demeurait, avaient tenu à s’associer au dernier hommage rendu au défunt enlevé à l’affection des siens en, des circonstances tragiques. Parmi l’assistance, on remarquait notamment MM. Coffinet, maire de Saint-André ; Georges Galland, conseiller municipal ; une délégation du personnel de la maison Camille Tonello, frère de la victime, de l’Amicale des anciens combattants de St-André-des-Rosières, dont Camille Tonello est président ; des Amis du Rappel ; Georges Vivien, membre du bureau de bienfaisance, etc…

Le char funèbre disparaissait sous les couronnes et les gerbes de fleurs offertes par la famille, les amis et le personnel de la maison Tonello. On notait également une raquette de fleurs offerte par M. Plard, député.

Les cordons du poêle étaient tenus par MM. Jojo, Plissot, Coqueret et Tunigrain.

Au cimetière de Saint-André où eut lieu l’inhumation, un discours fut prononcé au nom des Amis du Rappel.

Nous renouvelons à la veuve, à ses enfants, à son frère et à toute la famille, l’expression de nos bien vives et sincères condoléances.

Le Petit Troyen, 4 février 1934, page 2/8.

Le plus étonnant est que c’est le frère de Léon qui était président de l’amicale des anciens combattants de Saint-André2 alors qu’on lui refusa la carte de combattant et qu’il est peu probable qu’il fut envoyé en unité combattante.

Camille fut candidat en 1935 aux élections municipales avec le soutien du député de gauche René Plard mais il échoua3. Il ne semble pas avoir poursuivi en politique mais continua d’être actif dans la vie locale, notamment au travers du « Challenge Camille Tonello », une compétition de sixte entre une vingtaine d’équipes. Camille Tonello en est le mécène4. On trouve trace de ce challenge au moins jusqu’en 19415.

  • En guise de conclusion

Deux photos cartes envoyées avec le tarif 5 mots pour 5 centimes ont malgré tout permis de retrouver l’auteur sur les clichés, son parcours et son triste destin. La presse a été une alliée inestimable dans ce cas tant plusieurs événements ayant touché la famille ont fait l’objet de publications. Il y a encore 10 ans, sans l’indexation réalisée par Gallica et l’entreprise Retronews, il aurait fallu se contenter de la fiche matricule et des maigres informations fournies par l’état civil.

  • Remerciements :

Thibaut Vallé a une fois encore permis de trouver le nom de Léon et de ce fait a permis la résolution de cette recherche.

  • Sources :

3 R 593 : fiche matricule de Tonello Camille Eugène, classe 1906, matricule 826 au bureau de recrutement de Troyes.

3 R 606 : fiche matricule de Tonello Valentin Jean, classe 1908, matricule 1265 au bureau de recrutement de Troyes.
https://www.archives-aube.fr/ark:42751/s00559fe8ca12b73/559fe8ca79397.fiche=arko_fiche_61d5c06af3d2c.moteur=arko_default_6228be2244d2c

Les Riceys, recensement 1901, vue 70/79

Les Riceys, recensement 1911, vue 69/74

8 FI 6609 – carte postale, « Vue générale de Ricey Bas »
https://archives-aube.fr/ark:42751/s00556821f1d03c1/55682c9125819.fiche=arko_fiche_62053becc2cf5.moteur=arko_default_6228ae9eebe56

Le Petit Troyen, 28 octobre 1888.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k4317754x/f2.item

Le Petit courrier de Bar-sur-Seine, 25 mars 1898.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k4462783q/f2.item

Avis de décès du père : février 1946

Le père découvre le corps d’un suicidé :

Le Petit Troyen, 13 juillet 1890, p. 3/4.

La corvée en musique :
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1194898m

Archives départementales de la Marne

2 Fi 507/251 : carte postale, vue des casernes, Sainte-Menehould.
https://archives.marne.fr/ark:/86869/f3zptr1kdm2l/61df2bb9-1e68-44b5-8325-e2ff3f766c61


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  1. La Dépêche de l’Aube, 30 juillet 1927, page 4/4. ↩︎
  2. Rôle associatif avec son frère : La Tribune de l’Aube, 3 février 1934, page 4/8. ↩︎
  3. Un pamphlet contre Camille Tonello est publié dans La Tribune de l’Aube, 12 mai 1935, page 3/8. ↩︎
  4. Le Petit Troyen, 1 juin 1938, page 3/6. ↩︎
  5. Le Petit Troyen, 21 mai 1941, page 2/2. ↩︎

1 commentaire pour “Cuirassiers à la corvée, Sainte-Menehould, avril 1910”

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