CHAUSIS Ernest, Les rides du sol, 1914-1918. Ysec éditions, Louviers, 2004.
La présentation en 4e de couverture de ce livre est bien singulière si on ne lit que son début : « Encore un journal de poilu ! (…) Apporte-t-il quelque chose de nouveau ? Non, sans doute, sauf peut-être un autre regard, encore, sur la vie de fantassin (…) »
Bien sûr qu’il apporte quelque chose de nouveau. Celui d’un témoignage supplémentaire comme finit par le montrer l’éditeur. Chaque parcours étant singulier, unique.
Plus encore, son auteur, un inspecteur primaire, visiblement habitué à écrire, à faire des rapports sur ce qu’il voit, à utiliser ses réflexes professionnels pour faire une narration très riche de son quotidien. Anecdotes, personnes rencontrées, étapes de son parcours, villages de cantonnement, tout est décrit avec précision. On suit vraiment cet homme. Il décrit ce qu’il voit, ce qui va ou ce qui ne va pas d’après lui, pour lui. Il aborde les faits en observateur, avec sa propre vision, sur des faits qu’il a choisis. On peut même constater une recherche d’effets de style assez régulièrement (personnifications par exemple), de recherches esthétiques dans ses dessins, ses lectures.
Les illustrations qui sont reproduites tout au long du récit sont aussi extraites des carnets conservés et montrent qu’en plus d’une belle plume, ce soldat avait aussi un beau coup de crayon. Il dessine le village, le portrait d’un camarade, jamais de face.
Dans la première partie du livre, on a effectivement un fantassin amené à connaître le front. Passé dans le service auxiliaire en 1909, il n’a pas connu les premiers combats. Il est reconnu apte pour le service armée en novembre 1914 et rejoint un dépôt pour suivre un entraînement. Il le raconte en détails, tout comme son trajet pour le front, son court séjour dans la zone des armées jusqu’à ce qu’il tombe gravement malade. La suite n’est plus exactement le parcours d’un fantassin « classique » mais il n’est pas inintéressant pour autant, bien au contraire !
Ses soins, les hôpitaux, les amitiés qui se nouent : il décrit tout et nous offre ainsi des détails rarement évoqués dans les autres témoignages. Les anecdotes sont une fois encore nombreuses et permettent de bien imaginer ces lieux.
Ses carnets sont aussi riches car cet homme a bien plus insisté sur les relations humaines (camaraderie, rapport avec les officiers), ne se gênant pas pour écrire clairement ce qu’il pense, ce qui donne un éclairage encore plus intéressant sur la période.
Plus de carnets pour 1916 et 1917. L’auteur de la publication a cherché à retracer le parcours d’Ernest Chaussis. C’est beaucoup moins riche. On voit une fois encore que ce que l’on peut écrire est bien peu en rapport avec ce que chacun de ces hommes a vécu.
Les carnets reprennent en 1918. Affecté à la réalisation de cartes, il donne sa vision de l’état-major d’un régiment, des officiers. Le trait est parfois dur et le jugement moral : pillages, petites combines, ordres non transmis bien que favorables à la troupe, les dossiers brûlés… Que ce soit le lieutenant colonel Lacour ou son successeur. Son jugement est sans appel pour certains officiers. Pour les hommes qu’il appelle « Poilus » par contre, il ne lésine pas sur les éloges et les questionnements liés à ce qu’ils ont vécu comme à la page 204 : « Ayons confiance dans le bras et les cerveaux de nos poilus ! Le bras pour exécuter, le cerveau pour réfléchir. Eux sont des saints et des martyrs. Nul, après la tourmente ne pourra les remercier assez ; et il faudra leur « passer » toute fantaisie née d’une reprise de vie vraie après ces années d’immolation« .
Ernest Chaussis est mal à l’aise avec son affectation, c’est un point central de plusieurs pages. Il essaie même de se justifier à la fin de ses écrits. Il se sent proche des combattants dont il partage l’uniforme sans partager totalement le sort. Ils vivent dans une même communauté, celle de ceux qui sont à portée de tirs de l’artillerie. Il n’est toutefois plus fantassin en première ligne. Il utilise plusieurs fois le mot « d’embusqué ». Il finit par copier une lettre où il semble tout autant vouloir se convaincre qu’il a eu un rôle dans le conflit, au-delà du simple poste d’embusqué, et réclamer une décoration, page 318.
Il reste aussi, tout au long de la guerre, attaché au principe du « citoyen soldat ». Il fait à nouveau une longue démonstration à la page 235, pour mieux mettre en avant sa vision de l’armée et de la place du citoyen dans cette guerre. L’oubli de cette citoyenneté de la part des officiers est un vrai sujet de réflexion pour lui. On a donc, après son passage au front en 1915, une homme qui n’hésite pas à écrire le fond de sa pensée à la fois sur ce qu’il fait, ce qu’il voit, ceux qui l’entourent. Ces carnets étant rédigés pour lui et pour témoigner de ce qu’il a vu, il mentionne peu sa famille, même si elle reste présente en de nombreuses occasions.
La fin du livre est aussi à lire : il y a trois éléments dignes d’intérêt : le premier est sa narration quotidienne des premières semaines en Alsace à partir de novembre 1918. On y voit l’accueil des soldats français par les habitants, une partie des mesures prises pour administrer ce territoire… Ensuite, on trouve la transcription du témoignage d’un camarade du 112e RIT sur sa participation à l’offensive de Champagne, le 25 septembre 1915. Cet aspect du conflit, le rôle des territoriaux dans le cadre des offensives, est rarement évoqué. On peut finalement lire un hommage rendu par Ernest Chaussis à un ami enseignant tombé en 1914 qu’il a rédigé à l’aide d’extraits de lettres et surtout de souvenirs. Une manière poignante et sensible de parler de cet homme, bien plus qu’on ne pourra le faire des décennies plus tard.
A noter, une erreur dans la transcription des carnets, page 66 : « armes et effets doivent être tenus propres pour les quelques revues qui sont faites » et non « quelques recrues« .
Pas sûr toutefois qu’il vaille l’investissement demandé par les vendeurs de livres d’occasion en 2023. On peut trouver des exemplaires à plus de 40 voire 50 euros pour un livre vendu neuf 29 et loin d’être rare.