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« Apocalypse », phénomène documentaire en 2014.

Mon propos ne concerne ni le débat sur la colorisation, ni celui sur la sonorisation des images d’archives. Bien que je ne travaille habituellement que sur des photographies, je fais une exception avec quelques séquences du documentaire « Apocalypse, la Première Guerre mondiale ». En effet, j’ai été attiré par l’annonce d’images inédites.

« Le montage s’appuie sur 500 heures d’archives. Et le documentaire offre 90% d’images inédites, colorisées. » : extrait d’un article du mardi 18 mars 2014 de Claire Varin sur le site toutalatele.com (accès direct à l’article).

« À l’arrivée, les deux « archéologues audiovisuels » auront récolté plus de 500 heures d’archives, dont la moitié inédites. », extrait d’un article du Journal du Dimanche publié le 16 mars 2014 (accès direct à l’article).

J’aurais pu multiplier les exemples d’annonces de ce type. Qui dit annonces dit évidemment attentes. Ont elles été comblées ? À titre personnel, je suis particulièrement intéressé par la période août-octobre 1914, si pauvre en photographies. Ont-ils trouvé des films inédits montrant les soldats ? Ou bien le manque d’images a-t-il eu les mêmes effets que dans certaines publications papier : faire feu de tout bois ?

Je me suis donc centré sur les quelques séquences illustrant la mobilisation, les premiers combats, la Marne. Ma démonstration n’a pas vocation à embrasser l’ensemble des épisodes de cette série documentaire mais uniquement les passages en question.

  • La mobilisation en France

Plusieurs séquences abordent la question de la mobilisation en France. Les images semblent bien avoir été tournées début août 1914 et ne posent pas de gros problèmes : des opérateurs de compagnies cinématographiques étaient présents et il y a quelques exemples très connus (Gaumont, Pathé par exemple). Ici, des réservistes qui entrent dans une gare dont l’entrée est filtrée par des militaires et des agents de police :

Ces soldats sont du 76e RI. On est bien à Paris.

Même commentaire pour la séquence du train avec ses inscriptions à la craie. Ici, des réservistes qui se rendent au Mans au 117e RI. Mais elle a pu être filmée lors du départ d’hommes d’une jeune classe appelée au cours de la guerre. Dès septembre 1914 pour la classe 14 et tout au long du conflit des hommes de la Seine furent envoyés dans les régiments de la 4e région militaire. Le jeune âge plaide pour cette hypothèse, mais le documentaire ne donne aucune source sur ces images, j’y reviendrai.

Dans la dernière séquence, un régiment défile, et on voit le drapeau passer. Ces images peuvent avoir été filmées en août 1914, dommage que le numéro de l’unité soit illisible sur les uniformes comme sur le drapeau. Deux points toutefois posent problème : l’absence du couvre-képi, pourtant donné à toutes les troupes à la mobilisation et la présence d’un officier en grande tenue et non en tenue de campagne. La colorisation est peu réussie au niveau des mains : les soldats ne portaient pas de gants en été !

Il serait fort intéressant de connaître le titre de la bobine pour savoir ce qu’il en est : interprétation des auteurs afin de coller à la narration ou images réellement tournées en août ? Car là est bien le problème : si certaines images sont d’époque, elles sont mélangées à d’autres qui ne le sont visiblement pas, quel que soit le titre de la bobine d’ailleurs. Ainsi, ces images d’hommes défilant autour du drapeau ont-elles effectivement été prises en août ou lors d’une fête (comme un 14 juillet) précédente ?

  • L’art de remplir les vides

Le commentaire qui illustre la séquence d’où est tirée l’image ci-dessous est sans ambiguïté : « Trois jours après ces prises de vue, les soldats français sont chassés de Mulhouse par les Allemands (…) ».

Les capotes ne sont pas gris de fer bleuté. La colorisation automatique est-elle responsable de l’erreur de nuance du bleu des capotes ? Je ne le pense pas. Pour moi, il ne fait aucun doute que ces images ont été filmées fin 1914 voire en 1915. En effet, la capote est d’un modèle à col rabattu avec une seule rangée de boutons, certainement pas en dotation en août 1914. L’homme au premier plan porte une marque de grade qui n’est pas celle du début de la guerre. Si la source indique qu’elles ont été tournées en août 1914, c’est qu’il y a manifestement une erreur. Les producteurs du documentaire ont crédité un grand nombre d’historiens dans le générique. Pourquoi ne pas avoir fait appel à un spécialiste des uniformes (ils existent et sont facilement joignables). À moins que les conseils n’aient pas été écoutés.

Sinon, c’est une construction permettant de dramatiser des images au risque d’en déformer la réalité. Et c’est tout de même gênant pour un documentaire qui se veut pédagogique. La critique est bien plus facile que de trouver des images de l’époque, j’en conviens. Toutefois, à titre personnel, ce genre de simplification me pose problème : quand il n’y a pas d’image, faut-il en trouver à tout prix, au détriment de la véracité ? Est-ce moins choquant que d’utiliser des photographies de 1916 voire plus tardives ou tirées de films postérieurs pour illustrer 1914 comme on peut le voir dans d’autres productions?

Poursuivons la séquence : le défilé continue et passe devant une musique militaire qui ne fait que confirmer la première impression.

Visiblement, cette séquence appartient à un autre film.

Aucun numéro de régiment lisible sur les hommes du défilé quand ils passent devant la caméra, les seuls à avoir une capote de début de guerre sont deux musiciens. La variété des uniformes, des teintes fait vraiment penser à un film tourné bien après août 1914. Peut-être en Alsace, mais pas à Mulhouse en août 1914. Comment expliquer ces faisceaux de blé ? Été 1915 ? Il est bien dommage que le numéro du régiment ne soit pas lisible.

Il est probable que le film vienne des fonds Pathé, car d’autres images prises lors de la même revue figurent dans un film intitulé « Review in the Field (1914) » et montrent les mêmes gerbes (accès direct au film en question). Quand on sait l’inexactitude voire les erreurs flagrantes des intitulés dans ce fonds, difficile de comprendre qu’ils aient été pris pour argent comptant (un seul exemple : cette revue anglaise avant-guerre mais avec un référencement totalement faux).

  • Comme à la manœuvre

Quand on regarde un peu ces images, l’informatique ne ment pas. Le logiciel de colorisation a recouvert les képis d’un couvre-képi blanc. Totalement irréaliste en guerre, c’était ce qui servait à reconnaître un des deux camps lors des manœuvres d’avant-guerre. Il ne fait donc aucun doute que c’est avant 1914 que furent tournées ces images. Si elles donnent une bonne image de la marche qui était la réalité des combattants, elles n’en sont qu’une illustration.

La marche mais aussi la halte permettant de se restaurer sont visibles dans cette séquence sur la retraite qui précède la bataille de la Marne : plans d’avant-guerre car toujours avec le couvre-képi blanc typique des manœuvres de l’époque..

Probablement le même lieu, sous un autre angle.

Une scène de combat est assez incontournable dans un documentaire sur une guerre. Avec la sonorisation et la couleur, on rend les images plus parlantes mais peut-on imaginer en 1914 un cameraman avec son matériel encombrant filmer un combat ? Non. Il s’agit donc soit d’images filmées avant-guerre, soit reconstituées pendant voire après-guerre.

Nous ne sommes donc pas le 9 septembre 1914 puisque l’adversaire sur lequel tirent les hommes au premier plan sont couverts d’un couvre-képi blanc. Il s’agit donc encore d’images filmées lors de manœuvres. Des soldats se tirant dessus à travers une rivière, c’est quand même l’idéal pour illustrer la bataille de la Marne.

Il est possible de multiplier les exemples d’images ainsi utilisées : images plus tardives (uniformes bleu horizon, bandes molletières, capotes Poiret…) pour les soldats coloniaux, pour les blessés (officier portant une croix de guerre et probablement des chevrons de présence au front établis pour la première en 1915 pour le second en 1916). Et même un long plan montrant des territoriaux en bleu horizon au repos, loin de la réalité des combats des premiers mois dont on se demande ce qu’il vient faire ici ?

À partir de quel moment peut-on dire qu’un document est inédit ? Quand il est publié pour la première fois bien qu’il soit dans les catalogues de grandes institutions depuis des décennies ? Ce documentaire a basé une partie de sa promotion sur le caractère inédit d’un certain nombre de films (pourcentage très variable d’ailleurs d’un article de presse à l’autre, mais je n’en tiens pas la production pour responsable). Évidemment, il y a des pépites inconnues de tous puisque provenant de fonds privés, et d’autres méconnues en France puisque trouvées dans des fonds audiovisuels d’autres pays.

Pour la période qui m’intéresse ici, l’entrée en guerre, je dois constater qu’un certain nombre (la majorité même) de séquences utilisées l’ont déjà été dans le passé.

Quatre documentaires sur la Première Guerre mondiale ont marqué les esprits dans le passé : le « 14-18 » de Jean Aurel, « la bataille de la Marne » de Daniel Costelle en 1914 –  également aux manettes pour Apocalypse – et « Le bruit et la fureur » en 2008 (premier à proposer colorisation, sonorisation et scénarisation du récit).

  • Petit travail de comparaison
Jean Aurel
« 14-18 »
1963
Daniel Costelle
« Les Grandes Batailles du Passé : 1914, La Marne »
1974
Jean-François Delassus
« Le Bruit et la Fureur »
2008
Daniel Costelle
« Apocalypse, la Première Guerre mondiale »
2014
































Dans ce tableau ne figurent pas les images des taxis de la Marnes, identiques dans les quatre documentaires choisis !

Le constat est simple : les mêmes effets ont les mêmes conséquences. Depuis des décennies, l’absence d’images conduit les producteurs des documentaires aux mêmes solutions. Derrière le maquillage numérique, reste une manière de faire de l’Histoire en jouant sur l’émotion, le spectaculaire.
Le documentaire de 1963 visait à donner un aperçu global de la guerre en 1h30. La partie consacrée à la mobilisation et à la Marne est donc réduite à quelques plans qui semblent tous être d’époque. Par contre, celui de 1974, sans reprendre tous les fonds disponibles, introduit pour sa narration de la période d’autres fonds et l’utilisation d’images antérieures et postérieures. Il faut dire qu’1h30 sur la bataille de la Marne nécessite de la matière, matière rarissime !
Le Bruit et la fureur ajoute une narration différente : elle fait parler un poilu, mais l’usage des images est identique. C’est encore un mélange d’images d’avant-guerre, de reconstitutions (dont certaines issues de téléfilms ou de films). On retrouve des plans identiques à ceux de tous les autres documentaires. Cela ne fait que confirmer la rareté des images, les habitudes identiques pour y faire face. On a alors l’impression qu’à l’exception de la narration vraiment différente d’un documentaire à l’autre (et souvent ancrée dans la période où il fut réalisé), il n’y a pas d’autres moyens.

Ainsi, Apocalypse (2014), avec son choix du 100 % animé et d’une durée plus importante, les défis étaient plus grands, sans interview de combattants, reconstitutions ou images fixes comme dans d’autres documentaires. Apocalypse, au niveau des films, ressemble à une version remaniée du documentaire de 1974, avec l’ajout des fonds utilisés en 1963 par Jean Aurel, qui n’ont donc rien d’inédits. Cette fois-ci, faire près d’une heure sur les combats de 1914, c’est un besoin encore plus grand en images. Outre la sonorisation et la colorisation, ce comparatif met bien en évidence deux autres manipulations de la source :

– le passage au 16/9e ampute tous les plans puisqu’ils étaient tournés en 4/3. Cela change la manière de voir les images et tend à effacer les choix des opérateurs. L’image n’est plus qu’une matière dénuée de son esthétique initial ? Qui plus est, cela pose des difficultés pour identifier certains lieux. Le meilleur exemple est ce passage où un groupe de soldats quitte une caserne.

Les autres documentaires et surtout la copie numérique du film original publié par Bristish Pathé permettent de lire : « 26e bat de chasseurs ». On est donc à Vincennes. Et pas en août : le temps est pluvieux et certains hommes ont une capote à col rabattu, non utilisée à la mobilisation. Il pourrait s’agir d’un renfort parti à l’automne, ou un simple départ pour une marche.

– des plans ont été inversés horizontalement. Il s’agit clairement de choix plutôt que d’erreurs dans la mesure où on trouve les mêmes images en 1974 et 2014 avec le même auteur. Dans quel but ? Il s’agit d’images illustrant la retraite fin août début septembre 1914 : l’idée a dû être de marquer le repli vers l’ouest (en fait plutôt vers le sud).

Toutes les manipulations sont-elles justifiables dès l’instant qu’elles permettent de coller à la narration ?

  • Un procédé déjà ancien !

Cette manière de monter un reportage ou un documentaire à l’aide de rushs provenant de plusieurs films n’est pas nouveau. Ainsi, dans ce film de British Pathé, le mélange est savant : des images d’avant-guerre sont utilisées avant d’authentiques images filmées en Belgique.

Je développerai l’analyse prochainement dans un article sur cette source.

  • En guise de conclusion

Derrière le tir de barrage promotionnel et les critiques souvent dithyrambiques des médias spécialisés ou grand public, il est bon de se poser quelques questions sur les méthodes employées comme l’ont fait quelques historiens, journalistes ou simples passionnés.
Mon but n’est pas de dénigrer le travail réalisé. Je n’entre pas dans le débat de savoir s’il fallait ou non coloriser ou sonoriser. Je ne nie pas non plus sa réussite en terme d’audiences et qu’en ce sens, il réussit sa mission : faire connaître au grand public ce conflit vieux d’un siècle. Mais, en reprenant les ficelles anciennes qui consistent à utiliser des images animées pour illustrer tout le conflit, y compris pour des périodes où il n’y a pas de films, les réalisateurs ont fait un choix qui nous éloigne de la rigueur historique. Car dans l’audiovisuel, si le commentaire compte, si la narration a une part importante, le visuel en a aussi et cela aboutit à la question : faut-il utiliser n’importe quelle image dès l’instant qu’elle illustre le propos, quitte à faire un savant mélange d’images d’avant, de pendant et d’après-guerre dans la mesure où le documentaire est censé être vu par un public très important ?
La multiplication des documentaires, au même titre que les publications papier, nous fait constater que les sources ne sont pas si nombreuses et que ce sont bien souvent les même séquences qui nous sont proposées, utilisées à la guise d’un réalisateur, d’une narration. Les quelques réalisations déjà diffusées depuis fin 2013 vont pratiquement toutes dans le même sens. La dernière en date, « La Grande Guerre en couleur » diffusée par la 5e en septembre 2014 est dans le même esprit, avec des images identiques.
De là à se poser la question : la télévision est-elle un bon moyen de diffuser l’Histoire puisque les documentaires qu’elle produit ou qu’elle diffuse n’en respectent pas les règles quand on constate l’utilisation des sources qui est faite ?

  • Retour sur Apocalypse : deux logiques

J’ai laissé passer un peu de temps avant de publier ces réflexions afin de ne pas être dans une logique  de « buzz » et de pouvoir laisser un peu refroidir le débat. Cet ajout fait suite à la réponse – laconique – des auteurs du documentaire aux historiens ayant critiqué leur travail dans un article publié dans Le Monde télévision le 26 mai 2014 (accès direct à l’interview).

J’ai trouvé cette réponse particulièrement maladroite, ne répondant pas vraiment aux éléments problématiques mis en avant par les historiens. Loin d’être le « combat d’une secte » (d’ailleurs, en 1963 Jean Aurel est-il à inclure dans cette secte ? ), c’est une logique narrative qui était critiquée : est-il nécessaire de sonoriser, coloriser, marquer ses sources quand on s’adresse au grand public ?

Si le travail sur le texte et la structure ne posent pas de problèmes, c’est la mise en image qui a été au cœur des critiques. Les auteurs disent que l’objectif est de « ne pas ennuyer le spectateur, sans pour autant distordre la réalité ». Or les images utilisées distordent la réalité. Une fois encore, le documentaire télévisé repose autant sur la narration par les mots que par la narration par les images.
Oui, le travail des historiens est mis en avant à la fin du générique par une longue liste de noms. Il s’agit là de références pour le texte, les images semblent avoir été traitées par des documentalistes ne se posant aucune question sur la véracité des titres des films utilisés, ne se gênant pas pour mélanger images d’actualité et de fiction… Je ne vais pas refaire la démonstration. « Cela ne veut pas dire que nous nous permettons n’importe quoi ». Ce n’est pas ce qui est dit : il s’agit juste de dire qu’un travail plus rigoureux sur les images est nécessaire afin de sortir d’une logique qui peut paraître aussi « sectaire » que celle dont on accuse les historiens.
Le site de la chaîne France Télévision est le support de cette série documentaire. On ne trouve aucun lien vers une éventuelle liste des documents utilisés : un grand nombre de films certes, mais les seuls crédits sont généraux. Ou alors je n’ai pas trouvé, ce qui resterait un problème d’ergonomie.

  • Pour aller plus loin :

Pour aller plus loin dans la réflexion sur ce documentaire, je ne peux que vous inviter à lire l’analyse de l’historien Laurent Véray publié dans Télérama.

On relira aussi l’avis de Laurent Jullier de l’Institut de recherche sur le cinéma et l’audiovisuel (Paris III) sur le Bruit et la Fureur qui utilisait globalement les mêmes techniques qu’Apocalypse.

  1. À propos des captures d’écran :

Les captures d’écran de cet article ont été réalisées dans l’esprit de l’article L.122-5 du Code de propriété intellectuelle. La majorité des extraits utilisés proviennent du site créé à l’occasion de la première diffusion de la série sur France 2, dont les extraits vidéos sont toujours disponibles à la date de la fin de la rédaction du présent article, le 10 août 2015. Accès direct au site.


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