JONQUET Thierry, La Vigie, Paris, Flammarion, 2013 (1998), 125 pages.
Quel étrange ouvrage : ce n’est ni vraiment un roman, ni vraiment une nouvelle. Utilisé dans une collection jeunesse, il offre une couverture qui relie le titre directement à la Première Guerre mondiale. Mais quelle est vraiment la place de ce conflit et quelle image en est donnée au public collégien auquel se destine cette collection ?
Le récit tourne autour de la figure de Laheurtière, un ancien combattant de la Première Guerre mondiale. Observateur de ses contemporains, il cache un secret. Sa mort la veille du 11 novembre 1995 est reliée à une série de drames qui se déroulent le 14 novembre suivant. Marcel, un autre ancien combattant, casque bleu en Bosnie grièvement blessé, mène involontairement l’enquête et dénoue l’énigme offerte au lecteur qui relie deux époques.
Le récit en lui-même est assez classique, usant du flash-back sous différentes formes, du suspens dans l’enquête. Il se lit comme un roman noir, avec des pointes de fantastiques ancrées dans un réel des années 1990. Il est aussi un récit reposant sur les stéréotypes : anciens combattants centrés sur leur expérience, jeunesse désœuvrée, politiciens peu reluisants ajoutent à ce récit une critique de la société.
Quand il sortit, le texte était donc un regard porté sur les contemporains. Bientôt 30 ans après, il oblige le lecteur actuel à une double projection, vers le monde des années 1990 et celui de la Première Guerre mondiale.
Difficile d’interpréter le sens général de l’ouvrage. Y a-t-il une volonté de l’auteur de pointer du doigt une société malheureuse où celui qui a côtoyé la mort réussit seul à donner du sens à sa vie ? L’idée est-elle de montrer que la société a changé, a oublié et qu’il faut des anciens combattants qui ont vécu l’indicible pour permettre aux contemporains de se rappeler la valeur de la vie ? Est-ce une vision pessimiste qui mettrait en valeur le sacrifice des anciens générations et le gâchis des actuelles ? L’auteur veut-il montrer l’éventail des souffrances cachées de chaque individu ?
Le parallèle entre la vigie dans la tranchée et celui qui observe ensuite est on ne peut plus clair mais le message est confus : éternel recommencement ? Inutilité de la vie ? Actions individuelles vaines ?
- La Première Guerre mondiale, un simple prétexte ?
Cette question est sous-jacente à toute la lecture de l’ouvrage, depuis l’œuvre littéraire jusqu’à son accompagnement pédagogique. Pourquoi en avoir fait un support de compréhension de la Première Guerre mondiale quand le conflit est si mal traité par l’auteur ? Non que l’image donnée de la guerre soit totalement fausse, mais force est de constater qu’elle est stéréotypée et simpliste, au profit exclusif du récit.
Dès le premier titre de chapitre, on a un bel anachronisme : « caporal-chef » est un grade créé après la Première Guerre mondiale, en 1928. Le régiment de l’ouvrage, le 56e, passe tout le conflit au même endroit, ce qui n’arriva pas ; élément littéraire utile à la construction narrative de l’auteur (faire vivre et mourir cet homme à l’endroit de son calvaire) mais irréaliste historiquement. Le nom des lieux comme la « cote 812 » pose problème : la cote indique une altitude. Or rien dans le récit ne colle avec des lieux dont l’altitude dépasserait les 800 mètres. Les canons de 115 page 31… non, pas pendant la Grande Guerre ; ce diamètre d’obus est celui du char soviétique T62.
Il n’y a pas que les détails qui posent problème. « …il revêtait l’uniforme que lui avait remis le fourrier du 56e régiment d’infanterie cantonné à Meaux – capote, vareuse bleu horizon, chemise et pantalon assortis, casque, bandes molletières et galoches – un frais matin d’avril de l’an 1915, le jour de ses dix-huit printemps ». L’auteur précise un peu plus loin « il commença à apprendre le métier à ses côtés jusqu’à ce que la patrie en danger fasse appel à lui », page 29-30.
Le 56e RI n’est pas de Meaux mais de Chalon-sur-Saône en 1914. Loin d’avoir été obligé de prendre l’uniforme car on le lui demandait comme cela est sous-entendu par le texte, le héros s’engagea : né en avril 1897, sa classe ne fut appelée qu’en 1916. Il est très peu probable qu’il ait conservé son uniforme tout au long du conflit. On ne peut s’empêcher de penser à Pierre Recobre et son uniforme aux cérémonies quand l’auteur décrit son héros : c’est une image qui peut parler au lecteur ; ce fut sans nul doute une source d’inspiration. Mais la description de l’équipement, rappelant le nombre incroyable de pièces qui le composent, n’en est pas moins aussi imprécise que le reste de l’évocation : pas de capote, un casque distribué en avril 1915 quand il n’arrive aux unités qu’à partir de la fin août 1915, « chemise et pantalon assortis », galoches à la place des brodequins. Tout est imprécis, se contentant de proposer une vision stéréotypée du conflit, reposant sur des éléments plausibles plus que réalistes. L’ensemble est romancé sans chercher la réalité. Le passage sur les pages de carnet rédigées après-guerre n’y change rien. Juin 1917, mention de l’utilisation de l’ypérite avec description qui confirme le bon usage du terme « nuage jaunâtre », mais ce gaz ne fut testé qu’en juillet 1917 à Ypres puis généralisé en fin d’année. Encore un anachronisme.
En octobre 1918, il mentionne les zouaves de cette manière : « Autre signe qui ne trompe pas et qui annonce l’offensive : les moricauds sont arrivés en première ligne ! Des zouaves, avec leurs drôles de pantalons. Ils baragouinent entre eux, se mêlent pas trop aux anciens, gueulent tant qu’ils peuvent, rapport à leur religion (…) », page 81. « Le champ de mines, il en fait son affaire. (…) Et voilà qu’il envoie une première section de zouaves en plein dessus ! Au petit trot ; en moins de deux minutes, ça tourne au carnage, les arbis se font tailler la couenne par le feu qui leur pète dans les jambes, dans les c…, à ras du sol ! ». Même en 1918, pas de champs de mines sur le front. Ce sera pour la guerre suivante. Les uniformes des zouaves ont la même coupe que celle des autres uniformes, seule la couleur diffère. Surtout, les zouaves sont des soldats métropolitains ! Il y a une confusion avec les « tirailleurs ». Autre confusion sous-entendue par le texte : le sacrifice des soldats coloniaux lors des offensives pour sauver les vies des métropolitains. Les recherches ont montré l’inexactitude de cette assertion.
La description d’un ancien combattant vivant dans ses souvenirs, présent aux cérémonies du 11 novembre, s’installant sur les lieux de son supplice sont des éléments réalistes sans qu’ils soient généralisables à tous les revenants de la guerre. Le traumatisme est toutefois la partie la plus finement présentée, que ce soit celle du héros ou celle de Marcel, l’ancien casque bleu mutilé.
- Le dossier pédagogique
Le dossier pédagogique se compose d’un livret d’illustrations. Les choix réalisés sur les soldats ne vont pas : la première illustration montre un uniforme de 1914 qui ne correspond en rien avec celle utilisée par le récit. Les illustrations insistent beaucoup sur la dureté de la guerre dans les tranchées, quand le récit développe surtout l’aspect « ancien combattant ». Une photographie est mal datée (avril 1916 au lieu d’avril 1915). Les autres concernent les monuments aux morts, les mutilés et les traumatisés.
Le dossier à la fin de l’ouvrage est plus pertinent, permettant des comparaisons entre ce qu’écrit l’écrivain et d’autres auteurs, le plus souvent des témoins. L’étude de la partie littéraire est donc mieux réussie que celle purement historique.
- En guise de conclusion
Ce petit ouvrage se lit rapidement. L’histoire en elle-même est une question de goût. Pour ce qui nous intéresse, la vision donnée de la Première Guerre mondiale, on ne peut que constater les nombreuses approximations. Plus qu’une vision du conflit, c’est bien la vision de l’auteur sur ce conflit qui est intéressante : faite d’idées reçues et d’éléments très vagues, elle est stéréotypée. La mise au service de son récit fait sens, mais toutes les imprécisions font que c’est une vision peu réussie du conflit qui transparaît au final. Sortie en 2013, cette édition centrée sur la Première Guerre mondiale a peut être voulu surfer sur le Centenaire qui approchait, partant à mes yeux dans une direction qui n’est pas obligatoirement la bonne pour ce récit qui n’est pas un récit de guerre, mais sur ses conséquences et sur les tourments humains dans une ville des années 1990.
- En complément
Un roman graphique de ce texte a été publié dès 2001. Un casque sans signe de l’arme, « 57 » au lieu de « 56 »…
Quelques avis sur cette bande dessinée : https://www.bdtheque.com/series/1556/la-vigie