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Trésor d’Archives n°59 – Faire ressentir l’indicible (1)

Depuis la thèse de Jean-Jacques Becker, l’idée que les mobilisés sont partis « la fleur au fusil » n’est plus l’image que l’on se fait de ce moment particulier. La mobilisation fut, au-delà des apparences et de ce que peuvent nous faire percevoir les articles patriotiques, les CPA choisies et des temps particuliers, un moment de recueillement individuel profond.

Voici ce qu’en dit Antoine Fabre dans son carnet tenu à partir de la mobilisation. Contrairement à ces écrits souvent vagues ou très factuels, l’auteur exprime ici son ressenti et ses pensées personnelles.

Source : Archives municipales de Toulouse, 2 Num 1.

Carnet Souvenir Mobilisation 1914

Qui comprendra jamais à moins de l’avoir ressentie l’émotion qui étreint le cœur d’un père de famille qui quitte les siens peut-être pour toujours quelle angoisse et quel serrement de cœur pour ce soldat que le devoir appelle lorsqu’arrive la minute de la séparation ma pauvre Titine tu ne t’es pas douté un instant des sanglots qui malgré les apparences me serraient à la gorge quand je vous aie quitté après vous avoir embrassé tous les trois et quand je suis passé devant chez mes parents que je n’ai pas voulu réveiller malgré mon vif désir de les embrasser aussi une dernière fois. Enfin la réaction s’est produite en arrivant à la gare où j’ai rejoint celui qui m’avait appelé et combien j’aurais voulu comme j’en voyais d’autres pouvoir y embrasser une dernière fois avant de m’embarquer.

Nous voilà en route à 6h43 sur tous les ponts que nous traversons on voit des mouchoirs s’agiter et du train qui nous emporte s’élève un immense cri de haine indicible de « A Berlin : Mort à Guillaume ». Nous marchons à raison de 20 kilomètres à l’heure nous prenons des mobilisés dans toutes les gares du parcours et partout nous revoyons le même air résolu chez ceux qui vont nous accompagner et le même regard attristé quand les yeux ne sont pas encore rouges des larmes versées de femmes qui sont venues jusqu’au train pour ne les quitter qu’au dernier moment.

Dans ce carnet, à plusieurs occasions, l’auteur montre qu’il écrit en priorité pour son épouse. Il lui écrit directement, il s’adresse à elle, il exprime ses sentiments pour elle. Il dit son manque de courriers venant de ses proches, son bonheur d’en recevoir ; il mentionne aussi ses regrets sur la vie d’avant la mobilisation. Il nous offre ces quelques phrases sur son ressenti personnel sur la route le menant à son dépôt de mobilisé.

  • La vie avant 1914

Après deux ajournements, Antoine Fabre fut affecté au 126e RI. Il n’y passa pas un an puisqu’il arriva le 8 octobre 1906 et fut envoyé dans la disponibilité le 12 juillet 1907. Affecté ensuite au 14e RI, il y fit ses deux périodes d’exercices de la réserve de l’armée d’active en 1909 puis en 1912.

Antoine Fabre et Baptistine Rigal, après 1904.
Source : Archives municipales de Toulouse, 2 Num 1.

Antoine Fabre se maria avec Baptistine Rigal le 7 avril 1904 à Toulouse. On comprend le surnom affectueux « Titine » utilisé dans le carnet et les courriers. Il était alors emballeur et elle repasseuse. Le couple eut rapidement un premier enfant, dès novembre 1904 : Marcelle. Une petite Marguerite suivit le 28 décembre 1905 mais décéda le 7 août 1906. Finalement, le couple eut un fils en mai 1908, Pierre. Ces deux enfants sont l’objet de nombreuses allusions dans son carnet de mobilisé.

  • Antoine Fabre mobilisé

Il fut convoqué tardivement car il appartenait à une des plus anciennes classes de la réserve de l’armée d’active. Il était destiné à être envoyé en renfort combler les pertes le moment venu. Il arriva le 13 août 1914 au dépôt du 81e RI à Montpellier, il attendit de partir en renfort vers le front.

C’est à ce moment qu’il commença son carnet. Le 23 août 1914, il nota qu’un renfort de 1000 hommes était demandé, pris dans les classes les plus jeunes et les volontaires. Il hésita à se porter volontaire mais fut finalement inscrit d’office avant d’être rayé car d’autres hommes avaient été désignés. Il attendit alors un nouveau départ, observant les événements depuis sa caserne entre exercices et services de garde. Il nota ainsi l’arrivée des premiers prisonniers allemands. Il développa longuement son écœurement face aux insultes dont ils étaient l’objet. Il s’étendit également sur un autre événement qui marqua le début du conflit dans toute la France :

« l’affaire de la débandade du 15e Corps le 20 août et la punition exemplaire qui a suivie car on en a fusillé 80 ou 100 de même qu’un général en nous priant de ne pas en parler ce n’est pas une blague car nous avons le caporal de l’escouade où nous sommes tous deux avec Antonin qui est le cousin du chef de cabinet du Préfet de l’Oise qui est ici en ce moment nous l’a aussi certifié tous en nous priant lui aussi de ne pas en parler malgré qu’en ville ce bruit commence à circuler du reste on en aura probablement la confirmation dès que la campagne actuelle sera finie ».

On notera la logique : l’argument d’autorité faisant que si un secrétaire de cabinet de préfecture ou un caporal le disent et interdisent de le répéter, c’est que l’information doit être vraie. Il évoqua à plusieurs reprises « Antonin » ou « Ramond » dans son carnet. Il s’agit d’Antonin Ramond, un camarade de Toulouse dont il sera question ci-après.

Début septembre, il était toujours au dépôt. Le premier, une longue marche lui occasionna un coup de soleil au cou : voilà un exemple d’anecdote qu’il raconte. Un moment important fut la venue de l’épouse de son camarade Ramond et de ses deux enfants. Ses mots disent le manque de sa famille. Il en profita pour faire renvoyer ses effets civils d’autant plus qu’il était partant avec le prochain renfort.

Équipé, son départ intervint le samedi 5 septembre 1914. C’est par ailleurs la date de fin de son carnet qu’il acheva ainsi :

« tu pourras si cela ne t’ennuie pas trop t’amuser à la lire dans tous les cas je compte que tu me le pliera (sic) pour que je le retrouver à mon retour. »

Ainsi s’explique la conservation de ce témoignage d’un mois passé dans un dépôt à la 27e compagnie du 81e RI de Montpellier.

Affecté au front à la 4e section de la 1ère compagnie du 81e RI, il était toujours accompagné par son camarade de dépôt Ramond. Il nota dans un des courriers conservé qu’il eut son sac perforé par une balle et qu’un éclat d’obus le toucha légèrement à la tête en octobre.

Pertes du 81e RI, août-novembre 1914.
Source : SHD GR 26 N 664/9, JMO du 81e RI, volume 1.

Les derniers courriers conservés sont datés des 3 et 4 novembre 1914. Engagé au Sud-Est de Zillebecke en Belgique, Antoine fut sérieusement touché cette fois-ci à une date inconnue, peut-être autour du 9 ou du 10 novembre au moment de violents combats Il décéda le 12 novembre 1914 des suites de ses blessures.

Son épouse disparut le 1er août 1921 à Toulouse.

  • Antonin Ramond

Le camarade d’Antoine Fabre eut un parcours militaire identique jusqu’à ce que la mort ne les sépare. En effet, né en 1883, Antonin Ramond appartenait à la même classe, fut ajourné deux ans puis incorporé dans le même régiment et libéré du service actif en même temps. Peut-être firent-ils connaissance dès cette époque ?

Il fut affecté au 81e RI de Montpellier à la même date, a été rappelé à la mobilisation le 12 août et envoyé avec lui au front comme le nota Antoine Fabre. Hélas, sa fiche matricule ne précise toujours pas la date d’arrivée au front.

Blessé début 1915 à une jambe, il en garda des séquelles qui conduisirent à son classement comme service auxiliaire. Il décéda en 1923.

  • En guise de conclusion

On ne peut que saluer le travail de numérisation et de mise à disposition de 44 témoignages, dont celui d’Antoine Fabre, par les Archives municipales de Toulouse. Deux contiennent plus de 1000 pages et chacun possède son propre intérêt ; celui d’Antoine Fabre est d’avoir su consigner sur le papier des sentiments et tourments qui étaient peu immortalisés de la sorte.

En complément :

La fiche Mémoire des Hommes comporte deux erreurs qui peuvent freiner la recherche de la fiche matricule d’Antoine Fabre :

1. le bureau de recrutement est faux, puisqu’il s’agit de Toulouse et non de Béziers ;
2. le matricule de recrutement comporte une inversion : c’est le 1057 et non le 1507.

  • Sources :

Archives municipales de Toulouse :

2Num1 : Fonds Pierre Fabre composé d’un carnet, de quelques courriers, du livret de famille et d’une photographie avec son épouse.
basededonnees.archives.toulouse.fr/4DCGI/WEB_RegistreVisuImgAppelExterne/616458_2Num1/ILUMP9999

Archives départementales de Haute-Garonne :

11 R 306 : fiche matricule d’Antoine Fabre, classe 1903, matricule 1057 au bureau de recrutement de Toulouse.
https://archives.haute-garonne.fr/ark:/44805/vta47e2100f33cc8dfc/daogrp/0/98

11 R 306 : fiche matricule d’Antonin Ramond, classe 1903, matricule 1441 au bureau de recrutement de Toulouse.
https://archives.haute-garonne.fr/ark:/44805/vtacece2595ea55ea81/daogrp/0/1

Service Historique de la Défense :

SHD GR 26 N 664/9 : JMO du 81e RI volume 1.
SHD GR 26 N 664/10 : JMO du 81e RI volume 2.


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