M ais quel peut bien être le rapport entre la Première Guerre mondiale et un film où Jean Gabin campe un clochard marchant au Muscadet perdu entre un Paris de la gouaille et du troquet et une banlieue qui se métamorphose dans le béton au cœur des Trente glorieuses ?
Jean Gabin est donc un clochard qui se fait appeler Archimède, à la gouaille débordante, débrouillard et qui veut être mis en prison afin d’échapper aux bruits de la modernité qui rendent son squat dans un HLM en construction invivable. S’il parvient à ses fins en saccageant un troquet où il a ses habitudes, c’est pour un temps bien trop court à son goût. Il cherche alors à se faire incarcérer à nouveau, créant l’esclandre dans le métro, hurlant des slogans pacifistes lors d’un défilé militaire ou menaçant de détruire le troquet déjà vu qui vient d’être cédé à un Bernard Blier trompé et acariâtre. N’y parvenant pas, il finit, après une étape dans un appartement d’un quartier bourgeois de la capitale, par se retrouver à Cannes au lieu de la prison. Cette dernière est par contre la destination de Darry Cowl, ami d’Archimède comme lui sans domicile, qui veut toujours éviter les problèmes mais qui finit toujours par en avoir.
Jean Gabin en sexagénaire grognon au phrasé parisien et adepte du bon mot, cela n’est pas sans rappeler son rôle dans « Les vieux de la vieille » sorti l’année suivante. Les dialogues dus à Michel Audiard rappelleront parfois ceux des « Tontons flingueurs », évidemment un ton en dessous. On retrouve sans surprise des thématiques chères à Jean Gabin, tout particulièrement la destruction de la ruralité par les grands ensembles, et la marine : il est en effet l’initiateur du projet sous son nom, Jean Moncorgé.
La mémoire omniprésente de la Grande Guerre
Le conflit transparaît à plusieurs occasions dans le film, soit dans le vocabulaire ou des formules typiques de l’époque, soit dans des allusions explicites.
La première allusion est visible lorsqu’il entre dans le troquet et bouscule un vendeur de ballons. Il lui demande alors « Rangez vos Zeppelins, vous ».
Peu après, toujours au même endroit, le patron rappelle qu’il a déjà fait de terribles dégâts dans un café parisien. Un client se lève et s’exclame :
« J’y étais !
L’Archimède, il a rien laissé debout !
L’carnage, la terre brûlée !
VERDUN ! »
La suivante se déroule lors de son départ de la prison. Après avoir vainement essayé de se faire réincarcérer, il annonce « Parfait. Alors en décomposant. » avant de faire un demi-tour droite militaire impeccable et de se mettre à fredonner le chant militaire récurrent du film pour cadencer son pas. Ce chant est le fameux « Le boudin » de la Légion étrangère.
Certaines allusions sont moins directes, comme lorsqu’il salue la statue de Clemenceau près du Petit Palais et des Champs Élysées.
Lors du défilé de troupe sur les Champs Élysées, il se fait reprendre par un ancien combattant qui lui reproche de ne pas saluer les drapeaux. Un point ne va pas dans cette scène : avant 1914, il était de bon ton de se découvrir lors du passage du drapeau. Un ancien aurait peut-être enlevé son couvre-chef et salué.
La suite de cette séquence nous replonge dans l’univers mental des personnes ayant grandi avant 1914. Essayant toujours de se faire interpeler par la maréchaussée, Archimède hurle le long du défilé, harangue les soldats et finit par chanter « Gloire au 17e » de Montéhus, chanson devenue symbole du pacifisme et de l’antimilitarisme faisant allusion à la révolte du 17e RI en 1907.
« Salut, salut à vous,
Braves soldats du dix-septième ;
Salut, salut à vous,
tara tata »
Rappelant au spectateur une phrase du début du film, à savoir qu’« à partir de novembre, je n’connais que deux solutions convenables : la prison ou la Cote d’Azur », le film s’achève sur la plage de Cannes. Ayant échoué à toutes ses tentatives de retourner en prison, Archimède a fini par s’y rendre. Le plus bel exemple d’allusion à la Grande Guerre se déroule à cet endroit.
Un ancien combattant achète des journaux à un kiosque, y compris celui où Archimède est en première page montré comme un grand patriote – alors qu’il voulait juste arrêter le défilé pour aller en prison – pour ses petits-enfants. Cet homme voit Archimède marchant dans l’eau sur la plage, appelle ses petits-enfants pour leur dire :
« Bon sang, mais c’est lui… un patriote, un homme de ma classe !
Regardez bien ça mes enfants et prenez-en de la graine !
Classe 17, les tranchées, l’eau jusque-là.
Résultat : à 60 ans, ça se baigne encore, au mois de mars ! Increvable ! Insubmersible ! »
Allusion à la classe, aux tranchées et à leur caractère formateur, même si on perçoit clairement l’ironie : la tranchée comme facteur d’endurcissement quand on pense à tous les hommes ayant été tués là-bas, ou revenus les pieds gelés, avec le « pied de tranchée » ou des problèmes pulmonaires aggravés.
La rencontre entre les deux hommes est dans la continuité. Cet ancien combattant vole au secours d’Archimède qui est en train de se faire expulser de la plage par un gendarme. On ne manquera pas d’interpréter cette scène comme un rappel du dédain porté par les poilus contre les gendarmes au front qui unit encore ces hommes mais aussi de la fraternité entre anciens combattants.
La rencontre est brève. Elle permet d’en apprendre plus sur Archimède qui se révèle être un ancien capitaine de corvette du nom de Joseph Hugues Guillaume Boutier de Blainville. Les deux hommes échangent leurs parcours : pour le capitaine Brossard, 6e Zouaves (qui n’existe pas), 14 citations, Tlemcen, Tizi Ouzou, Mostaganem. Il ajoute peu après : la Cote 304, les Éparges, la Somme, la tranchée des baïonnettes, les Dardanelles en mars 1915 ; Pour Achimède, « les mers de Chine, l’Adriatique, le Jutland. » Le scénariste, le fameux Audiard, s’est fait plaisir avec des parcours symboliques dont les noms résonnaient pour le public, mais impossibles dans les deux cas. Si pour le capitaine Brochard, on voit la sincérité et la fierté du personnage, le cas d’Archimède est plus complexe : ne se glorifie-t-il pas juste pour en rabattre à un inopportun qui représente tout ce qu’il rejette ? En effet, après l’échange des expériences combattantes de chacun, un tour de chant sur « Le boudin » et une série de mises au garde-à-vous commandée par Archimède, ce dernier conclut la discussion en rappelant les adieux de l’Empereur en avril 1814 à Fontainebleau, toujours dans l’esprit d’Audiard. Et il termine par sa désormais traditionnelle « Tiens, voilà du boudin ».
L’expérience combattante des acteurs
Jean Gabin est né en 1904. Il ne fut donc pas mobilisé pendant la Grande Guerre. Son service militaire puis son parcours pendant la Seconde Guerre mondiale sont bien connus. Par contre, l’acteur, Noël Louis Raymond Bénevent, connu sous le nom de scène de Noël Roquevert, est un authentique ancien combattant de 14-18, classe 1912, avec médaille de la Victoire et carte de combattant. Il servit dans les transmissions dans la zone des armées tout au long de la Première Guerre mondiale. Il y a peu de doutes que le ruban qu’il porte au col de sa veste est celui de sa propre médaille de la Victoire alors que le personnage aurait pu arborer bien d’autres décorations plus prestigieuses encore.
En guise de conclusion
Évidemment, difficile d’inciter les lecteurs à voir ce film exclusivement sous l’angle de ce qu’il montre de la mémoire de la Première Guerre mondiale. Ce sont juste des allusions, ce sont des traits de la personnalité d’un personnage dans une comédie. Ce serait passer à côté d’une interprétation qui valut à Jean Gabin l’Ours d’argent du meilleur acteur à la Berlinade de 1959 où, outre l’incarnation de son personnage gouailleur, il chantonne et danse. Ce serait rater une galerie de personnages portée par des acteurs qui ne tombent pas dans le cabotinage, des dialogues savoureux. Mais c’est aussi un film qui égratigne la société du petit Paris prompte à se rebeller au troquet mais qui obéit docilement à l’usine, tout comme la bourgeoisie déconnectée de la réalité qui traite mieux ses chiens que les humains. Ce serait manquer la vision de l’urbanisation de la périphérie de Paris. Et, malgré tout, tous ces clins d’œil à la Grande Guerre !
Un an après ce film, Jean Gabin joue Jérôme Napoléon Antoine, dit le Baron, dans le film de Jean Delannoy. Il est un ancien as de la chasse française, détail mis en avant dans une unique scène au début du long-métrage avec un gros plan sur une photographie au mur, parmi d’autres as, et un monologue de Vuillaume :
Et en 17-18, j’ai vu faire à cet homme là à peu près tous les jours des choses que des p’tits gars comme toi n’imagineraient pas de faire même une fois dans leur vie. Des tas de choses. Aussi bien avec un Spad 33 qu’avec un jeu de 52 cartes.
Mais c’est surtout, toujours en 1960, que le trio Audiard (aux dialogues), Grangier (à la réalisation) et Gabin (comme acteur) nous servit un autre film dans la même veine, destiné à un grand succès également : « Les vieux de la vieille ».
Sources :
Archives départementales des Côtes-d’Armor :
1R1998 : Bureau de recrutement de Guingamp, classe 1912, Fiche matricule de Noël Louis Raymond Bénevent. Matricule 424.