Le courrier sur écorce est souvent catégorisé comme un art de tranchée, au même titre que les bagues en aluminium et autres bijoux fantaisie réalisés à l’époque, ou les trop fameuses douilles d’obus dont on ne sait que rarement s’ils sont « bons de guerre » ou postérieurs, artisanaux ou industriels. Les courriers sur écorces de bouleau sont une production de la zone des armées particulière et toujours spectaculaire, d’autant que sa conservation n’est pas spécialement simple.
Ce type de correspondance est régulièrement mis en avant sur des sites d’archives depuis la Grande collecte qui en a vu un certain nombre proposé à la numérisation.
Toutefois, ce qui va m’intéresser n’est pas tant le support que ce que nous apprennent quelques exemplaires isolés précieusement conservés.
- Provenance des documents
Il est possible de retracer une petite partie de l’histoire de ces documents. Vers 2011, au moment du départ en maison de retraite d’une dame âgée, la famille fit le vide des affaires. Il restait des sacs poubelle qui allaient être enlevés quand la fille de la dame appela une voisine, lui demandant de bien vouloir les fouiller pour voir si elle ne trouvait pas le chapelet et le missel de sa mère. C’est ainsi que cette dame tomba sur les cartes, en parla à la fille qui lui dit de les garder si cela l’intéressait et de laisser partir le reste. Pensant à son frère dont elle connaissait l’intérêt pour la Grande Guerre, c’est ainsi que ces cartes quittèrent la famille. Conservées précieusement depuis, elles furent proposées à la sagacité d’une personne intéressée par la Première Guerre mondiale qui me proposa plus tard de faire une recherche dessus.
- Un artiste et un « camarade d’arme »
Les dix cartes appartiennent à un ensemble cohérent. Cinq cartes datées le sont de mars et avril 1916, une autre a été réalisée pour le 1er janvier 1917 et une dernière est de 1918. Les trois dernières ne portent aucune indication.
Les quelques écrits donnent des éléments afin de retrouver les protagonistes de l’histoire : celui qui écrit les cartes est Eugène Rousillion, de la B/3 des étapes du Génie. Il écrit à sa famille dont une « Marie ». Il doit être né vers le mois d’avril car il mentionne son anniversaire prochain dans un courrier du 29 mars 1916. Les cartes ont dû être envoyées sous enveloppe car on ne dispose d’aucune adresse ni tampon à l’exception d’un cachet de la compagnie « B/3 d’étape du 2e régiment du génie ». L’artiste qui a réalisé ces dessins sur écorces est le sapeur Raimbault de la Cie 4/9 du 1er régiment du génie.
Avec 2481 « Raimbault » dans la base incomplète du « Grand Mémorial »1, j’ai renoncé à poursuivre l’investigation concernant l’artiste en l’absence de tout autre indice à l’exception d’une affectation au 1er régiment du génie. Par contre, avec un prénom et une orthographe particulière, retrouver « Eugène Rousillion » a été plus simple : il n’y en a que deux. Dès la première tentative, tous les éléments de sa fiche matricule correspondent aux indices. Né le 10 avril, il est affecté au 2e génie pendant la guerre et son épouse est Marie Augustine Tournant.
Le second candidat, Roussillion Henri Eugène, ne correspond en rien aux indices : né en juin, il n’a jamais été affecté dans le génie2.
- Eugène Roussillion
C’est en Seine-et-Oise qu’est né le 10 avril 1874 Eugène Auguste Rousillion. Après un an de service au 7e régiment de Dragons il exécute toutes ses périodes d’exercices dans la cavalerie. Au cours de sa vie civile, il se marie avec Marie Augustine Tournant le 10 octobre 1900 dans le 18e arrondissement de Paris.
Il est mobilisé le 14 septembre 1914 au 4e bataillon territorial du Génie. Il passe au 2e régiment du Génie le 10 décembre 1914. C’est peut-être à cette occasion qu’il devient sapeur au bataillon B d’étapes qui est géré par ce régiment du Génie.
Démobilisé le 2 janvier 1919, il retourne à sa vie civile à Sucy-en-Brie jusqu’à son décès précoce le 13 novembre 1921.
- La frustration de l’impasse
Si ces écorces permettent de préciser un petit peu le parcours d’Eugène Rousillion, il n’est hélas pas possible d’en savoir plus car les JMO des deux unités mentionnées sont absents. Ni JMO de la 9e compagnie du 4e bataillon du Génie pour éventuellement retrouver trace d’un « Raimbault »ou de la 3e compagnie du bataillon B du service du Génie des étapes ne sont disponibles. Impossible pour l’instant de faire des recoupements sur les déplacements de ces unités, quand elles se croisèrent, quand elles passèrent par la Champagne.
Concernant la compagnie B/3 du 2e Génie, l’historique dudit régiment nous apprend seulement qu’il s’agit d’une unité de forestiers. Ce n’est pas un détail anodin car ces compagnie d’étapes pouvaient être affectées à toute sorte de travaux à l’arrière du front comme l’extration de pierres puis la réparation des routes, ou la mise en état de défense d’un secteur. On peut s’interroger sur la fonction d’Eugène Roussillion au sein de cette compagnie composée de trois officiers et jusqu’à 250 hommes, lui qui était boucher de profession et qui avait fait toutes ses obligations militaires dans la cavalerie.
- Les illustrations des courriers
Malgré tout, on comprend les thématiques choisies pour les dessins réalisés sur l’écorce : la majorité est liée aux fêtes d’Eugène et Marie, à l’anniversaire d’Eugène et à d’autres jours particuliers comme le 1er avril et son poisson ou la nouvelle année.
Toutes les autres sont autour du thème de l’amitié, le souvenir et la chance. Dans le lot étudié, on n’observe aucune gravure en lien avec des lieux du front à l’exception de la toute dernière, datée à son recto de 1918, le « St-Eugène » pouvant indiquer une date de réalisation autour du 15 septembre. Cependant, aucune des cartes réalisées pour les fêtes n’a été envoyée ou n’est datée.
Cette dernière est d’ailleurs probablement la seule réellement réalisée sur écorce de bouleau. Sa technique est différente des autres. Les premières sont une découpe de couches de bois quand la dernière est un dessin sur écorce de bouleau, mais toujours signée « Raimbault ».
Les textes sur les versos sont juste des formules affectueuses destinées à ses proches : souhait de bonne santé, « un poilu qui vous aime » par exemple. Il embrasse les siens sans donner d’autres détails. Une seule exception : les premiers courriers doivent dater de mars 1916 car à deux occasions il explique que ce sont des productions d’un ami, détail qu’il n’aurait pas noté s’il en avait déjà fait parvenir d’autres auparavant.
- Encore de l’artisanat de l’arrière-front
Parmi les documents conservés d’Eugène Rousillion, on dispose aussi de deux feuilles d’arbre ajourées pour faire ressortir un message. On parle aussi de dentelle de feuilles d’arbre. Nécessitant minutie et patience, ces témoins sont aussi d’une grande fragilité. La première porte le prénom « Marie » et la seconde « Campagnes 1914-15-16 ». Elles auraient donc été réalisées en même temps que les écorces, potentiellement par le même « Raimbault ». Mais là, aucune possibilité d’en savoir plus.
- En guise de conclusion
Ces beaux documents ont le défaut d’être spectaculaires et de masquer le reste de la correspondance. C’est ce qui a permis à ces documents si fragiles de traverser le siècle, mais ce qui conduit à la disparition de tous les autres échanges qui auraient été si intéressants à lire ou à étudier. À défaut de JMO, ces courriers auraient pu nous en apprendre bien plus sur Eugène Rousillion et son parcours pendant le conflit.
- Remerciements :
À Cécile M., fidèle lectrice, pour l’envoi des copies numériques des documents et la recherche sur la provenance de ces documents.
- Sources :
Archives départementales du Val-de-Marne :
1 MI 1391 : état civil 1873-1882 de la commune de La-Queue-en-Brie, collection communale. Acte de naissance de Eugène Auguste Roussillion.
Archives des Yvelines :
1R/RM 252 : Fiche matricule de Roussillion Eugène Auguste, classe 1894, matricule 4160 au bureau de recrutement de Versailles.
https://archives.yvelines.fr/rechercher/archives–en-ligne
Archives de la Seine :
V4E 10449 : acte de mariage du 18e arrondissement, octobre 1910.
D4R1 1337 : fiche matricule de Rousillion Henri Eugène, classe 1905, matricule 1595 au bureau de Seine 6e Bureau.
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- Recherche dans Grand Mémorial. ↩︎
- Archives de la Seine : D4R1 1337, fiche matricule de Rousillion Henri Eugène, classe 1905, matricule 1595 au bureau de Seine 6e Bureau. ↩︎