MAILLET André, Sous le fouet du destin, 1915-1916, Paris, Bernard Giovanangeli Éditeur, 2016 (2008), 157 pages.
Cette maison d’édition ne m’a jamais déçu. Cet ouvrage ne fait pas exception. En effet, il s’agit d’une réédition d’un livre publié pour la première fois en 1919.
D’abord surtout connu grâce aux informations réunies par Norton-Cru, le parcours militaire d’André Maillet est accessible à tous depuis la mise en ligne de sa fiche matricule par les Archives départementales du Jura.
Concernant son service actif, il n’en fit pratiquement pas. En effet, d’abord ajourné, il finit par être incorporé en octobre 1911, mais il fut réformé à peine 15 jours plus tard. À la mobilisation, il resta donc instituteur mais dut passer devant le Conseil de révision avec la classe 1915. Il fut alors reconnu apte au service actif et rejoignit le groupe des « récupérés ». Il suivit une instruction militaire au 60e RI à partir du 16 février 1915. Il passa au 23e RI le 7 août 1915. La fiche matricule n’en dit pas plus sur sa période en zone des armées. Juste qu’il fut considéré comme « Inapte un mois pour « Gelure des deux pieds » » à partir du 29 août 1915. Finalement, les commissions de réforme successives le classèrent d’abord service auxiliaire puis dès décembre 1917 « Inapte définitif à faire campagne ». Il fut mis en sursis comme professeur au collège de Nantua.
Ce temps très court de présence dans la zone des armées ne va pas l’empêcher d’écrire un des récits les plus encensés par Norton-Cru. Ce dernier écrit en conclusion de sa critique « si nous, combattants, nous pouvions peindre notre guerre avec assez de vérité et d’art pour que les hommes de demain, nous lisant, éprouvent mentalement des souffrances assez identiques à celles que nous avons éprouvées réellement, alors le problème de la paix permanente serait résolu, la guerre deviendrait impossible, non pas matériellement, bien mieux : impossible à concevoir, à accepter dans l’esprit. Maillet croit que c’est impossible. », page 366.
Cet ouvrage donne trois éclairages forts intéressants. Le premier est purement factuel. On suit un régiment en route pour une attaque au Hartmannswillerkopf en décembre 1915 puis l’attaque en question et la résistance aux contre-attaques allemandes jusqu’à l’évacuation de l’auteur.
Le deuxième est plus humain, suivant les commentaires d’un homme lettré et fortement imprégné de christianisme. Mais c’est le troisième qui mérite le plus d’être découvert : plus que bon nombre de ses contemporains, l’auteur s’est attaché à rendre ce qu’il ressentait à chaque étape, ce qu’il se disait, ce qu’il pensait. Cet aspect introspectif est rare. Quelques pages dans certains ouvrages, dont La percée de Jean Bernier ou Mémoire d’un rat pour n’en citer que deux exemples. Là, ce sont des passages entiers qui choisissent ce point de vue.
Contrairement à ce qu’indique la 4e de couverture, André Maillet n’est pas un simple « combattant du rang ». Certes, il est 2e classe et fantassin, mais c’est un homme qui a fait des études, poète et lettré et surtout professeur de lettres. Il n’écrit donc pas comme la grande majorité des mobilisés mais comme une minorité. Ainsi, s’il partage les mêmes expériences, la manière de le narrer est assez unique. Cela pose d’ailleurs la question soulevée par Norton-Cru : quelle fiabilité donner à l’auteur ? Non que je remette en cause ce qu’il a vécu (la partie factuelle), mais il s’agit d’une œuvre littéraire : il ne s’agit pas de notes prises au fur et à mesure mais bien d’une reconstruction a posteriori.
Cet ouvrage suit une double montée : une montée vers les cimes, théâtre d’un paroxysme géographique (le sommet), guerrier (la bataille) et symbolique (l’idée de sacrifice) ; une montée du calvaire, métaphore reprise assez souvent par des auteurs pour symboliser à la fois le calvaire, la souffrance du combattant et l’allusion au sacrifice du Christ, remplacée ici par celui des soldats pour la patrie.
À aucun moment, l’auteur ne cherche à nier le parallèle qu’il fait avec la religion. Il utilise le champ lexical religieux à plusieurs reprises. Dès les titres des chapitres, « méditation », « ascension du Golgotha », « fête des damnés », on suit un chemin de croix. Dans le texte, les références sont bien plus nombreuses avec des personnes ou des événements bibliques. Ainsi, il écrit « Il me semble revivre les scènes antiques des légendes de la bible, où l’ange exécuteur des volontés et des fureurs célestes venait marquer d’un feu rouge ceux qui devaient être égorgés en expiation, ceux qui devaient être offerts en holocauste au Dieu des vengeances », page 17.
Des éléments fantastiques peuplent aussi ses pages. « On croirait l’haleine de quelque monstre occulte qui m’attend au détour de mon chemin », page 14, en est un exemple.
Dès son prologue, l’auteur montre en quelques phrases la fin d’un monde, dans les trois premiers mots même : « Allons rêveur, debout ». Les espoirs et les rêves sont terminés, voici le temps du « sacrifice ». « Tu n’existes plus pour toi-même » : une muse l’appelle, celle de la guerre. Il évoque la tristesse de quitter un secteur connu, organisé par leurs soins et où reposent leurs camarades pour un nouveau.
Il se place en observateur, de lui-même et des autres. On le suit du changement de secteur jusqu’à la montée en ligne et, évidemment, l’attaque en Alsace au Hartmannswillerkopf en décembre 1915. Si les pages de la montée vers la première ligne sont saisissantes, celles sur l’assaut et les jours restés au contact des ennemis sont dantesques. Tout est infernal, mais c’est ce qu’il décrit qui frappe le plus le lecteur. La mort est partout, on l’attend à chaque paragraphe, on la perçoit à travers les descriptions de ce qui l’entoure. Elle est partout : dans la tranchée, dans le no man’s land, dans un abri, dans le trou d’obus quand elle ne frôle pas l’auteur qui s’en sort miraculeusement (explosion d’un obus à côté de lui et qui tue d’autres hommes, enterré dans un abri et sauvé par un camarade qui est tué juste après). Une partie de ses agonisants omniprésents et de ces cadavres plus ou moins complets ont des noms et ne sont pas simplement des soldats anonymes. Ce sont ses camarades. On sent l’épuisement physique et psychologique gagner progressivement l’auteur. Cela se traduit notamment par des formulations plus brèves dans les derniers chapitres et surtout des paragraphes très courts. Tout est découpé, haché, comme si l’auteur n’avait plus la lucidité pour tout observer et plus la force pour tout décrire tant les horreurs sont incessantes. Son esprit l’a abandonné avant que le corps ne suive. Les dernières pages évoquent ses pieds gelés, la souffrance qui accompagne ce qui lui arrive. Mais il est à bout et quitte cet enfer sur une civière, délirant, saoulé par tout ce qu’il vient d’endurer dans ce qu’il nomme évidemment un enfer à la dernière page. La fin est brutale, y compris pour le lecteur. Le récit de Maillet ne dépasse pas le moment où il descend vers le poste de secours. Pour l’auteur, tout ce qui méritait d’être raconté, toute cette souffrance physique et psychologique, l’a été. Le reste ne compte plus.
Après la lecture de l’ouvrage, on ne s’étonnera guère qu’il ait entretenu après-guerre une correspondance avec Jean Guéhenno. Et on ne pourra qu’encourager les lecteurs à se procurer ce témoignage facilement trouvable et surtout dont les qualités sont à découvrir.
Reste une question : pourquoi avoir tronqué le titre original qui est « Sous le fouet du destin, histoire d’une âme aux jours héroïques, 1915-1916 » sur la couverture de cette réédition ? Le titre correct apparaît dès la première page de l’ouvrage ? Est-ce une volonté de l’éditeur, en enlevant toute référence à l’héroïsme, d’en faire un ouvrage plus universel et consensuel ?
- Sources :
Jean Norton Cru, Témoins. Essai d’analyse et de critique des souvenirs des combattants édités en français de 1915 à 1928, Paris, Les Étincelles, 1929, pp. 363 à 366.
Archives départementales du Jura :
RP/1431 : fiche matricule de Maillet Ernest André, classe 1909, matricule 589 au bureau de recrutement de Lons-le-Saunier.
http://archives39.fr/ark:/36595/a0114235635369F3ZTx/3c5a198d8e