PINEAU Jacques, Lettres de guerre, 1914-1915 de Jacques Pineau cultivateur angevin, Angers, éditions AFMB, 2012.
Cet ouvrage regroupe toutes les lettres envoyées par Jacques Pineau, jeune recrue de la classe 1914, à sa famille qui habitait la Pommeraye dans le Maine-et-Loire. Il a été publié par une association. Il s’agit d’un travail presque uniquement de transcription, mais ce n’est pas une raison pour s’en détourner.
L’introduction a été rédigée par ses deux neveux et l’aspect émotionnel y est fort ; le texte est illustré par des images souvent connues et quelques cartes mais les seules ayant un réel intérêt sont celles d’objets dont l’auteur parle dans ses lettres. Car le cœur et tout l’intérêt de cet ouvrage tiennent dans la transcription de ces courriers. Autant le dire tout de suite, cette correspondance est tout simplement exceptionnelle. Il s’agit du témoignage très complet d’un jeune homme qui fête ses 21 ans au front mais qui en dit beaucoup plus que la majorité de ses contemporains. Je n’ai trouvé une telle densité dans les écrits à sa famille que dans la correspondance d’Étienne Tanty (l’aspect philosophique en moins toutefois).
Le portrait réalisé par ses deux neveux est très complet, moral, religieux, mais un peu idéalisé, comme souvent, seul le souvenir des qualités ayant été transmis. Ce constat n’est en rien une négation des qualités de cet homme, juste une nuance à des portraits trop parfaits. C’est particulièrement le cas de la vision donnée de son départ.
La lecture des premières lettres permet de constater immédiatement la qualité de ces écrits, denses et riches en détails. Ainsi, on suit Jacques Pineau depuis son départ pour son incorporation. Il détaille les étapes de cette instruction puis son départ pour le front, son premier contact avec la guerre et sa vie quotidienne au repos comme en première ligne, jusqu’à sa mort. Finalement, un parcours on ne peut plus classique, déjà lu dans d’autres correspondances. Et pourtant sa richesse en fait une exception.
Autre point important : cet homme est un fervent catholique et sa foi est un élément central. On a ainsi une autre vision de la guerre qui nous montre encore une fois la diversité de la population et le ressenti propre à chaque homme.
Ce jeune homme n’est pas qu’un simple cultivateur. Il a une ouverture culturelle supérieure (il possède même une bibliothèque), il a voyagé (Lourdes, Rome, Venise…). Il a aussi une conception très claire de la vie liée à la religion et de son rapport à la patrie, à ses devoirs. Il a passé le Brevet d’Aptitude Militaire, ce qui en fait un homme préparé à ses obligations militaires.
- Son incorporation et son instruction
L’évocation de son trajet jusqu’à Langres nous montre rapidement quelques caractéristiques de cet homme : il est curieux et décrit avec beaucoup de détails les villes qu’il traverse. Quand la majorité des hommes ne font que mentionner le nom de la ville, lui indique l’horaire, note ce qu’il y fit, les caractéristiques géographiques, certaines curiosités. Ce sera d’ailleurs une constante dans ses lettres : la qualité des descriptions, parfois très factuelles, mais si souvent ignorées des autres correspondances.
Les informations données sur le parcours de la formation de la classe 1914 sont du plus grand intérêt car il détaille presque tout le programme de certaines journées. Pour les premières, cela va de la distribution des effets à la visite médicale en passant par l’encadrement, sa découverte de l’univers militaire. Comme dans de nombreuses correspondances, tout paraît facile et joyeux. C’est une autre caractéristique de ses lettres : il ne se plaint jamais, au contraire même. Au-delà de la simple volonté de rassurer ses proches transparaissent une forme de naïveté, un plaisir à découvrir. Quant aux difficultés morales et physiques, il les balaiera jusqu’au bout car il voit cela comme une forme de pénitence.
Évidemment, il veut rassurer sa famille, il leur écrit même. C’est lui qui note : « Je ne comprends pas que vous soyez si triste que cela, d’avoir un fils au front », page 29. Dans la même lettre, il évoque la dureté de l’entraînement, même si lui se dit en parfaite santé. Au final, ce dont il souffre le plus est l’absence de son « pays ». La longue liste des questions dans ses lettres montre que le lien n’est pas coupé, même s’il s’efface peu à peu (les questions deviennent moins nombreuses au fil du temps).
Très vite, il sait quand la classe doit être prête : la date est fixée au 25 octobre 1914. On suit pas à pas sa formation accélérée : une seule théorie pour expliquer la grande garde, le petit poste, la patrouille et la sentinelle ! Il narre longuement une marche de 24 kilomètres le 24 septembre. Chaque lettre tourne autour des mêmes thèmes : des détails sur la vie à la caserne, sur son instruction, les corvées, les repas, les exercices, le tir, la marche ainsi que les sorties. Par exemple, le 6 octobre, il détaille un exercice d’attaque puis donne le programme complet de la journée.
Remboursement des effets, détails des exercices de campagne, nouvelles des camarades, marche avec 27 kg dans le sac, départ de 900 hommes le 15 octobre en renfort, intensification des exercices à l’approche du 25 octobre, effets de la vaccination antityphoïdique sont autant de faits non seulement mentionnés mais surtout racontés dans ses lettres.
Jamais éloignée, la perspective de la guerre est de plus en plus présente à mesure que le 25 octobre approche, que les premiers contingents partent. Il s’imagine donner des conseils à un bleu de la classe 1915 page 73, il voudrait appartenir aux tireurs désignés pour tuer les officiers ennemis (pages 72 à 74). À l’approche du départ, il écrit un long passage sur ses motivations pour combattre. On sent une fibre patriotique sincère, fruit d’une éducation mais aussi d’une foi religieuse souvent présente. Ainsi, ses sorties sont-elles liées à des activités religieuses (messes, moments au patronage…).
- Au front
La richesse de ses lettres n’est pas remise en cause par son arrivée au front. Il espace un peu plus ses missives mais plus le temps passe, plus elles vont être denses et précises. En effet, alors qu’il n’osait pas trop en dire de peur que son courrier n’arrive pas, il va d’enhardir et donner une foule d’indications, voyant ses lettres ne jamais être censurées.On y découvre le quotidien d’un soldat pendant les périodes de repos, mais on découvre aussi ses dures conditions de vie en ligne fin 1914 jusqu’en juin 1915, en Artois, au 21e RI. Il ne cache rien des difficultés : le froid, le danger, le ravitaillement, les coliques…
La curiosité de cet homme devait être proverbiale tant il ponctue ses récits de ses observations, de ses découvertes. Il donne l’image d’un homme qui s’émerveille de tout, un peu naïvement. C’est un trait fréquent dans les écrits de l’époque (les avions, les automobiles, les régions découvertes…) mais rarement de manière aussi marquée. Il décrit longuement les opérations autour d’un ballon d’observation (gonflement, manœuvres), mentionne les troupes coloniales rencontrées par exemple.
Et puis il y a la confrontation avec la réalité de la guerre. À partir de la lettre 41, les courriers deviennent plus longs. On voit vivre cet homme dans la guerre, dans les tranchées de première ligne ; pas d’analyse, juste le récit de ces journées.
Sa lettre du 22 décembre 1914 (n°50) marque un changement : il a vécu l’enfer. Il l’avait seulement entrevu jusqu’à présent : « Après la bataille, ce fut un lamentable défilé de blessés. Je n’avais jamais si bien vu la guerre dans toute son horreur (…). Pour compléter le tableau, une âcre odeur de cadavre nous saisissait à la gorge. J’en avais un, en décomposition à 5 m au plus de moi. Ce qui est le plus terrible, c’est que pour aller aux tranchées d’avant-postes, il faut piétiner des centaines de cadavres qu’il est absolument impossible d’éviter (…) ». Pour sa 51e lettre, il revient en détails sur ces terribles journées. Neuf pages quand les autres n’en font en général que deux ou trois au maximum. Son réveillon de Noël, il le passe à quelques mètres de cadavres de chasseurs.
Ces courriers sont aussi le reflet des bruits qui parcouraient les unités. Ce détail classique montre bien que ces hommes cherchaient à comprendre, à palier les ordres exécutés mais dont ils ne comprenaient pas la finalité. N’ayant pas ces informations, ils les cherchaient ailleurs. La raison d’un déplacement est-elle un départ vers un nouveau front ou simplement vers un nouveau lieu de cantonnement ? On a aussi le récit du bruit qui court à propos des balles « dum-dum » ou des oreilles coupées par les tirailleurs (page 108).
Plus intéressante encore est sa narration d’événements exceptionnels. Le début de l’année 1915 est marqué par sa relation d’un début de fraternisation qui n’a pas le temps d’aller bien loin, le lieutenant-colonel du 109e RI, de passage, y mettant fin en étant pédagogue avec les hommes (pages 199 et 200). Dans sa 67e lettre, il décrit la remise de décorations par les généraux Maud’huy et Joffre. Le 11 février, il évoque une rencontre avec un prisonnier : « Il avait perdu sa coiffure et était fort sale. On lui avait donné pour se coiffer une vieille casquette de civil. Il portait une trentaine d’années comme âge. Ses yeux très bleus avaient une expression d’égarement. On sentait qu’il était dépaysé et en avait vu de rudes depuis quelques jours. D’ailleurs il était traversé d’un coup de baïonnette ».
Dans sa lettre du 30 mars 1915, il explique comment il a évité d’assister à l’exécution de deux déserteurs du 109e RI.
Page 277, c’est une opinion politique qu’il expose : il a des mots très durs contre Messimy, rendu coupable des morts d’août, mais d’après lui heureusement renvoyé.
Les souvenirs sont un thème qui revient dans plusieurs courriers. Pas ceux qu’il transmet par écrit mais ceux récupérés sur le champ de bataille : d’abord une photo-carte d’une Allemande à son frère au front ainsi qu’une balle allemande. Ensuite, il met un fusil de côté, et finalement, avec la complicité d’une civile chez qui il va, il envoie, entre autres, une bible, un pistolet, des munitions à sa famille !
Ces découvertes sont le fruit de ses périodes dans la zone des combats.
- Au combat
Jacques a fait des choix : s’il ne cache rien de ce qu’il vit, de ce qu’il voit, il ne parle que très rarement ses émotions et l’absence de narration des combats est flagrante. Quand il tire aux créneaux, quand il est sous le bombardement, il en parle. Par contre, jamais il n’évoque le moment de la sortie, l’angoisse, les hommes qui tombent autour de lui, ses heures dans le no man’s land… Il évoque malgré tout ces moments paroxystiques à plusieurs reprises.
Page 238, il raconte son sac brisé par une balle de shrapnell, son choc à la cuisse, les cadavres entassés et conclut : « Jamais ma description ne vous frappera assez vivement pour vous donner une idée même très faible de l’horreur du « tableau » »,
Il fait toutefois une relation exceptionnelle des combats du 8 au 10 mai 1915, demi-heure par demi-heure ! Il écrit « en direct ». Il a chargé mais pour seul résultat de devoir se blottir 5 heures dans un trou d’obus, son régiment étant décimé. Pour s’en sortir, il doit abandonner tous ses papiers et donc une grande partie de cette relation demi-heure par demi-heure !
Peu après (page 326), il évoque la perte des camarades autour de lui, en détails (lettre 123), il est même enterré vivant avec cinq autres hommes.
Ainsi, même s’il n’exprime pas toutes les émotions qui le traversent, ce qu’il voit à certains moments, ses missives donnent une vision très intéressante tout de même.
Outre le parcours d’un homme, ses lettres nous immergent dans les sanglants combats d’Artois fin 1914 à juin 1915, autour du mont Saint-Eloi et de Notre-Dame-de-Lorette. Il décrit les entraînements, les bombardements, les montées en ligne, les combats, les secteurs conquis. Il y fête ses 21 ans et écrit à cette occasion une longue lettre sur ce qu’il a récemment vécu mais aussi sur les questions qu’il se pose sur son avenir.
Il n’oublie pas certains échecs, comme page 329 : « Nous n’avons pas pu malheureusement et en dépit de ce que disent les communiqués officiels leur reprendre toute la première ligne qu’ils nous avaient prise ». Et ses mots montrent à quel point toute description est insuffisante pour comprendre ce que fut leur quotidien, leurs souffrances ; page 271, il écrit : « Vous ne connaîtrez jamais et j’en suis heureux, la longueur de ces nuits d’insomnies, les vêtements collés au corps et la mort frôlée à tout instant ».
Dernier élément central dans ses lettres : le poids de son catholicisme qu’il est indispensable de prendre en compte.
- Son catholicisme fervent
Cette foi qui l’anime, fonde sa manière de voir les choses, d’appréhender la guerre. Elle est présente tout au long de sa correspondance. Il arrive qu’elle soit moins visible dans ses mots, en particulier pendant les périodes en première ligne ou de combat. Elle revient invariablement dès que son emploi du temps de mobilisé le lui permet. Sa foi lui fait accepter le sacrifice des hommes autour de lui, mais aussi le sien. À plusieurs reprises, il cherche à trouver les mots pour donner un peu de réconfort à sa famille au cas où cela arriverait. Il multiplie les discours sur les raisons pour lesquelles il se bat. Il évoque pendant son trajet vers le front, l’éventualité de ne pas revenir.
On ne peut comprendre le détachement avec lequel il évoque les morts anonymes autour de lui, mais aussi celles d’amis, l’évocation fréquente de la sienne : ces morts conduisent à une autre vie. Cela lui permet plus facilement ce sort qui est potentiellement le sien. Ainsi, il écrit en avril 1915, le jour du Vendredi saint, qu’il souffre mais l’accepte comme le Christ a souffert.
Son catholicisme est fervent, toujours au centre de sa vie. Ses passages à l’église du lieu de cantonnement de la famille qui héberge son groupe sont aussi fréquents que possible. C’est aussi un cadre pour sa pensée. C’est un catholicisme teinté de nationalisme (ce sont les étrangers qu’il aurait fallu chasser en 1905 explique-t-il), de morale (ses jugements sont durs concernant les populations du Nord), qui oriente son interprétation des événements : l’invasion allemande est une punition divine. Dans sa 62e lettre, il note « Si vous voyiez comme on se conduit mal dans ces pays ouvriers. Le dévergondage le plus complet est un article courant. Je n’ai pas besoin d’insister davantage. Je serais fort tenté de penser, comme les braves gens chez qui nous sommes, que l’invasion de leur pays est un châtiment et qu’il est bien mérité. Malheureusement les populations essentiellement composées de mineurs n’ont guère l’air de comprendre. Espérons qu’un jour viendra où le bon Dieu aura pitié d’eux (…). Eux ne comprennent pas la vie et je les plains de tout mon cœur ». (page 106)
L’aspect sacré du mont Saint-Eloi et de Notre-Dame-de-Lorette est l’objet de toute son attention. Dans les lieux de cantonnement, il va le plus souvent possible à la messe, fait parvenir à ses camarades des médailles religieuses. Paradoxalement, page 318, il affirme être prêt à tuer pour sauver les Français.
- En guise de conclusion
L’ouvrage lui-même aurait mérité quelques précisions, surtout méthodologiques : quelles ont été les règles de transcription. Ensuite, au niveau du souvenir : par qui, comment et quand les éléments de l’introduction ont-ils été transmis ? Surtout, le travail d’illustration laisse un arrière-goût d’inachevé : cartes et illustrations sont peu utiles, tout comme la répétition du portrait de Jacques Pineau à de nombreuses reprises sans que l’on comprenne son utilité. Par contre, les photographies des objets envoyés, les quelques copies de lettres sont du plus grand intérêt et suffisent.
Le travail de transcription est clairement considérable et il est difficile de ne pas laisser passer quelques erreurs de transcription. Je me permets de signaler celles observées :
– Page 60 : « feux à répétition » et non « jeux à répétition ».
– Page 112 : « Court Pas-de-Calais » ?
– Page 162 : « caporal Turcin » et non « capitaine Turcin »
– Page 307 : « bataillon » et non « batterie ».
Cependant, ces quelques critiques minimes n’enlèvent rien aux grandes qualités de ce livre : l’intérêt réel de cette correspondance en fait un ouvrage à lire. Le tout n’est pas répétitif malgré sa fréquence quasi quotidienne certaines périodes. Il n’est pas répétitif non plus par rapport aux autres ouvrages de la même période. On y découvre les trois étapes d’une recrue de la classe 1914, l’instruction, la découverte du front, la guerre au quotidien. On y suit au quotidien un homme qui décrit ce qu’il voit, ce qu’il vit, et c’est un livre instructif sur les combats d’Artois. Ajouté à cela son regard personnel lié à son catholicisme et cela fait au final un ouvrage qui permet d’affiner sa vision du conflit. Une publication parfaitement justifiée qui nous montre qu’il reste encore des merveilles qui continueront de faire avancer nos connaissances.