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Les manœuvres d’automne ou « grandes manœuvres »

Chaque année avant 1914, le mois de septembre est marqué par les manœuvres d’automne dans chaque corps d’armée. Parmi toutes celles organisées, ce sont celles qui regroupent plusieurs corps d’armée qui peuvent être qualifiées de « grandes manœuvres ». 

  • Simuler des situations de guerre

Même si l’on tire à blanc et que les charges doivent s’arrêter plusieurs dizaines de mètres avant tout contact, réunir autant d’hommes vise bien à se rapprocher le plus possible, en temps de paix, des conditions de guerre. Pour les hommes en évoluant en terrains variés, en faisant de longues marches pour atteindre un objectif et le prendre d’assaut ou le défendre, exécuter le service en campagne si cher à l’instruction. Pour les officiers, il s’agit de commander un effectif plus proche du temps de guerre et, pour les officiers supérieurs, de diriger des unités qui ne sont mises en place qu’à ce moment mais qui sont des formations essentielles en temps de guerre.

La population et la presse ne s’y trompent pas : c’est un événement qui attire curieux, journalistes, attachés militaires étrangers et politiciens.

On peut dire, avec un vocabulaire actuel et donc anachronique, que les manœuvres font l’objet d’une couverture médiatique complète : les journalistes sont nombreux, tout comme les photographes et de plus en plus les caméras des actualités cinématographiques à partir de 1911. De nombreux documents montrent l’intérêt pour ces manifestations militaires dans la presse mais aussi par l’édition de très nombreuses séries de cartes postales sur ce thème.

Les manœuvres se rapprochent tellement de l’idée de la guerre que se fait la population que certains clichés pris à leur occasion avant-guerre furent réutilisés pendant la guerre, munis de nouvelles légendes, comme des images venant directement du front.

La presse spécialisée de l’époque sur les questions militaires fait également de nombreux articles sur ce sujet, annonce du calendrier, compte-rendu et analyse. On en trouve de nombreux exemples dans la revue « Armée et Marine ».

La presse locale est aussi une source intéressante d’informations, plus centrée sur les unités de la ville, permettant aux familles d’avoir des nouvelles, comme on peut le voir dans les deux exemples ci-dessous.

C’est grâce à ces sources, plus qu’aux témoignages, qui ne sont finalement pas si nombreux quand on pense aux millions d’hommes qui ont participé à ces manœuvres entre 1889 et 1913, ou au cinéma ou la littérature, que l’on peut se faire une idée de ce qu’étaient ces manœuvres.

  • Les grandes étapes des grandes manœuvres

Qu’elles soient de brigade, de division, de corps d’armée ou d’armée, les principales étapes sont toujours les mêmes, seule leur durée varie. La durée est fixée par la circulaire du ministère et par l’enveloppe budgétaire allouée aux manœuvres.

Étape 1 : quitter la caserne pour la concentration des troupes.

La concentration a pour but de regrouper les unités qui sont dispersée dans la région militaire ou même entre plusieurs régions militaire (pour les manœuvres d’armée). La concentration n’est pas immédiate. Avant les manœuvres regroupant le plus gros effectif se déroulent des manœuvres à tous les niveaux inférieurs afin de préparer les troupes à l’exercice difficile du mouvement en unités auxquels elles ne sont pas habituées. On commence par des manœuvres au niveau du régiment, puis de la brigade et ainsi de suite.  Pour des manœuvres de brigade, on ne dépasse pas ce stade. Pour les autres, on va aussi effectuer des exercices aux autres niveaux nécessaires. De ce fait, quand on parle de manœuvres d’armée, il ne faut pas imaginer que l’intégralité du temps soit consacrée à des manœuvres à ce niveau. En général, il ne s’agit que de cinq ou six jours. Les autres sont consacrés aux manœuvres aux niveaux inférieurs, au repos et aux déplacements.

Étape 2 : les manœuvres.

Marches, combats simulés mais au niveau le plus élevé prévu par la circulaire ministérielle.

Étape 3 : la revue et la dislocation

Les derniers jours sont consacrés pour toutes les manœuvres au retour des réservistes chez eux après leur période, au retour des hommes de l’armée d’active à la caserne. Tout cela n’intervient qu’après une revue des troupes qui ont participé aux manœuvres. Cette revue prend un caractère encore plus solennelle quand elle se fait devant le président de la République.

  • L’organisation pratique des manœuvres d’automne

Le règlement de 1895, modifié mais qui reste en vigueur jusqu’à la guerre, fixe avec précision le cadre des manœuvres, quel que soit son niveau (de brigade, de division, de corps d’armée, d’armée). Tout manœuvre est dirigée par un officier général appelé « directeur« . Le directeur des manœuvres a la responsabilité de les organiser en respectant trois grandes étapes :

– En décembre ou janvier, la circulaire ministérielle est publiée. Elle fixe le type de manœuvre pour chaque corps d’armée (voir ici un exemple). Le directeur doit organiser les manœuvres en fonction de cette circulaire et du budget alloué.

– Au 1er juin, le directeur doit avoir choisi et renvoyé au ministère de la guerre un thème général (une situation générale, les partis en présence), une zone pour le déroulement, un tableau avec la composition et les effectifs des unités choisies, un calendrier précis avec jours de repos, mouvements de concentration et de dislocation… Son programme doit être progressif et ne pas négliger l’instruction des troupes aux niveaux inférieurs du niveau final de la manœuvre. Avant une manœuvre de corps d’armée, chaque unité doit passer par des manœuvres de brigade et de division par exemple. Il doit veiller à privilégier la marche pour les déplacements plutôt que le chemin de fer qui n’est à utiliser que dans des cas biens précis.

Pendant les manœuvres, le directeur a un rôle central. Il ne commande aucune des parties mais gère les dispositions particulières données au quotidien, le thème quotidien de chaque parti. Le tout devant être lié à ce qui a été fait la veille pour donner l’impression que l’on est vraiment en campagne et non dans une suite d’exercices distincts les uns des autres. Il organise la critique (dont il sera question un peu plus bas). Il veille au respect des règles, surveille le déroulement des opérations et est aidé en cela par les arbitres et par la gendarmerie. Cette dernière doit notamment éviter les dégâts causés aux cultures par « le public nombreux« .

Avant les manœuvres, entre juin et août, les unités qui y participent reçoivent les plans pour l’organisation des mouvements de concentration et de dislocation ainsi que le tableau des cantonnements journaliers. Ces documents peuvent être rectifiés jusqu’au dernier moment en raison d’une épidémie par exemple. Les communes sont averties, les réquisitions sont organisées par la préfecture pendant la même période.

Lettre du général commandant la 15e Brigade au préfet de la Sarthe. 

Cachet dateur pour l’arrivée du courrier : 19 juin 1907.

IVe CORPS d’ARMEE
8e Division d’infanterie
18e Brigade
N° 471 T

Objet :
Laval, le 14 juin 1907

Le Général ROUSSET, commandant la 15e Brigande d’Infanterie
et les Subdivisions de la Mayenne à Monsieur
le Préfet de la Sarthe, Le Mans.

   J’ai l’honneur de vous adresser le tableau donnant les mouvements de concentration et de dislocation des troupes prenant part au mois de septembre 1907 aux manœuvres d’Automne de la 15e Brigade d’Infanterie.    Les cantons de votre département sur le territoire desquels se dérouleront les opérations des manœuvres du 9 au 18 septembre inclus sont ceux de :    Loué, Brûlon, Sablé.
   En outre, il sera fait étape dans les communes de Yvré l’Evêque, Vibraye, Brains, Coulans.    Je vous serais obligé de vouloir bien donner aux Maires des communes intéressées les avis prévus par l’art. 106 de la loi du 3 juillet 1877 sur les réquisitions et la circulaire ministérielle du 2 octobre 1902 sur l’exécution des tirs à blanc.    Ci-joint également les affiches de réquisition destinées à ces communes. Le commandant de la 15e Brigade (signature et cachet)

    Gros plan : Exemple du tableau de concentration et de dislocation des troupes participant aux manœuvres de Brigade de la 15e brigade (4e Corps d’armée) en 1907.

– Au 15 novembre, le directeur doit avoir fait remonter au ministère un rapport sur le déroulement des manœuvres, ce qui a été dit lors des critiques, la qualités des actions des unités, des officiers.

  • La critique

Le directeur peut suspendre la manœuvre, faire ses remarques avant de la faire cesser pour la journée ou de la faire reprendre après des ordres rectificatifs, observations.

« La sonnerie de l’assemblée sert à indiquer la fin de la manœuvre » indique le règlement. A ce moment, les officiers des deux camps rejoignent le directeur qui fait la critique. Lorsque des membres du Conseil supérieur de la guerre sont présents, ils assistent aussi à la critique et peuvent intervenir.

  • L’arbitrage

Les arbitres sont nommés par le directeur. Ce sont tous des officiers généraux ou supérieurs. On les reconnaît grâce un brassard blanc qu’ils portent au bras gauche.

Les arbitres sont chargés de veiller à ce que tout soit vraisemblable en toutes circonstances. Ils rapportent au directeur, avant la critique, tous les incidents. Ils peuvent trancher en cas de désaccord, indiquer les mouvements suite à un assaut, qui est neutralisé et pour combien de temps. Les adjoints des arbitres n’ont pas de pouvoir de décision, ils ne font que « mettre au courant » les arbitres des incidents.

  • Quelques règles supplémentaires, parmi beaucoup d’autres

Les blessures et accidents sont assez fréquents au cours des manœuvres. Il y a même parfois des décès (coup de chaud, noyade, chute). Comment éviter les blessures en cas de charge de cavalerie ou d’attaque à la baïonnette ? Le règlement est clair : pas de contact à moins de 100 mètres et pas de charge de cavalerie, juste une marche au galop qui s’arrête également 100 mètres avant le contact.

Autre question qui peut se poser : mais comment se reconnaissait chaque camp ? On parle souvent de camp bleu et de camp rouge. Je ne sais pas s’ils portaient des brassards de ladite couleur, mais le règlement prévoyait un moyen simple de distinguer les protagonistes : porter le manchon. Le manchon est un tissu blanc qui sert à recouvrir le képi.

  • La revue

La revue est le défilé des troupes avant la dislocation. Elle n’est pas obligatoire. Pour les manœuvres de brigade et de division, elle se déroule après la dernière manœuvre. Pour les manœuvres de Corps d’armée ou d’Armée, il est possible de le faire de cette première manière ou de lui consacrer la dernière journée.

  • Les attachés militaires

Les manœuvres sont un moment important de la vie de l’armée en France, comme dans les autres pays d’ailleurs où elles existaient également. Des officiers étrangers étaient autorisés à les suivre. La presse suivait avec beaucoup d’attention les déplacements de ces officiers et ils faisaient l’objet de toutes les attentions, y compris des municipalités qui leur offraient souvent une réception.

Certes, cela permettait à d’éventuels ennemis de mieux connaître l’armée française, mais c’était aussi un moyen de montrer la puissance militaire du pays, d’impressionner les alliés comme les ennemis potentiels. C’est pour cela que l’on trouve des délégations russes ou allemandes par exemple.

  • Tester les innovations

Même si elle peut avoir cette image, l’armée n’est pas figée : elle n’a cessé de tester des modifications de l’équipement, de l’armement, de la structure des unités… Les manœuvres furent souvent l’occasion de tester ces modifications grandeur nature, sur des effectifs importants. La méthodologie étant le plus souvent de donner à une partie des troupes le nouvel équipement et à une autre l’équipement classique pour comparer ensuite.

Pour ne donner que quelques exemples :

– Essais des modifications du fusil Lebel 1886 pour la version 1886/93 (en 1893) ;
– Essais du transport automobile à partir des manœuvres de 1897 ;
– Harnachement allégé en 1905 ;
– Essais d’une nouvelle tenue en 1908 ;

– Essais d’un auto-canon contre avions en 1910 ;

– Expérimentations de l’utilisation des dirigeables dès la dernières décennie du XIXe siècle puis expérimentation des usages militaires de l’aviation, tout au long de la première décennie du XXe siècle.

Toutes ces innovations faisaient l’objet de rapports, de discussions qui aboutissaient à leur mise en œuvre (aviation, automobile, Lebel modifié…) ou non (harnachement allégé, nouvelle tenue…).

  • Et les hommes ?

Que pensaient les réservistes de ces longues journées de manœuvres ? Théoriquement, elles ne devaient pas avoir de conséquences négatives sur leurs activités professionnelles. Retrouver des camarades, retrouver la caserne étaient-elles des expériences vues positivement ? Difficile de donner une réponse, mais pour les réservistes ou les soldats de l’active, ce ne devait pas être un simple « jeu de guerre ». La discipline militaire est toujours de mise, même en dehors de la caserne, il faut coucher à la dure, assurer le service de campagne, et surtout marcher et simuler des combats.

D’ailleurs cette difficulté et ce passage certes obligé mais pas forcément agréable se retrouve dans cette note d’humour d’une revue de l’époque :

Ainsi, même lorsque l’on fait de l’humour à ce sujet, l’idée de base est que cela n’a rien de drôle. Ce que confirme cet homme dans sa correspondance, un exemple parmi d’autres :

Les manœuvres d’automne achevées, les réservistes rentraient dans leurs foyers, les soldats de la classe libérable quittaient la caserne, remplacés par les bleus de la nouvelle classe.

  • Pour approfondir le sujet abordé par cette page :

Pour se faire une idée encore plus concrète de ce qu’étaient des manœuvres, vu la pauvreté des témoignages trouvés, lire des comptes-rendus de manœuvres est une première solution :

Les manœuvres autour de Néré en 1901. Très belle présentation de ces manœuvres vues au travers d’un village. Atout indéniable de cette présentation : le récit de la venue des officiers pour les préparatifs, en avril 1901.

Les manœuvres du Bourbonnais en 1909. Présentation simple et claire en quatre articles de ces manœuvres, enrichie d’illustrations nombreuses, de témoignages très intéressants sur le spectacle qu’étaient ces manœuvres pour les habitants.

– Deux comptes-rendus complets de manœuvres par un contemporain :

BAUDIN Pierre, Notre armée à l’œuvre, aux grandes manœuvres de 1908, Editions Charles Lavauzelle, Paris, 1908. Accès direct à l’ouvrage sur Gallica.

REINACH Joseph, Les grandes manœuvres de l’Est, Editions G. Charpentier et E. Fasquelle, Paris, 1891. Accès direct à l’ouvrage sur Gallica.

Les manœuvres devaient faire l’objet de la tenue d’un JMO dans chaque unité. Probablement déposés aux SHD et non numérisés, la chance veut que quelques JMO soient malgré tout disponibles car rédigés sur un cahier qui a été réutilisé après coup pour la campagne de 1914.

Le JMO de la 43e brigade est incontournable. Il donne le détail des opérations, du déroulement quotidien des manœuvres auxquelles la brigade a participé en 1911, 1912 et 1913. Ce qui permet de voir le déroulement de manœuvres de brigade (en 1912), de division (en 1911) et d’armée (en 1913).

  • Source principale

– Journal militaire n° 126, Instruction générale du 18 février 1895 sur les manœuvres, Librairie militaire L. Baudouin, 1895, page 629. Accès direct à la partie sur les manœuvres d’automne, sur Gallica.

Hélas pas d’exemples de films d’actualités à présenter (malgré la consultation des sites des Archives françaises du film du CNC ou, logiquement, de l’ECPAD) mais on peut se faire une idée de la richesse disponible par exemple dans le fond d’archives de la maison Gaumont en allant sur son site et en faisant une simple recherche avec le mot « manœuvres ». Un exemple pour les manœuvres de l’ouest de 1911.

La revue « Armée et Marine » est disponible sur Gallica.

Journal militaire n° 126, Instruction générale du 18 février 1895 sur les manœuvres, Librairie militaire L. Baudouin, 1895, page 629. Accès direct à la partie sur les manœuvres d’automne, sur Gallica.

D’autres exemples d’officiers étrangers : http://www.military-photos.com/anglais.htm


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