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56 – « Le tatoué », 147e RI, Argers, 1915

    Malgré ses maladresses et ses manques, la Grande collecte de 2014 a permis la numérisation de documents sortant de l’ordinaire. Tel est le cas d’une série de trois clichés centrés sur le personnage du « Tatoué » qui figure sur cette page.

  • Source des photographies

    Médecin affecté au 147e RI, Pierre Gand a photographié la vie du régiment de 1915 à 1918. L’album est daté, localisé et contextualisé avec précision. Les photographies qui nous intéressent ont été prises dans la Marne à Argers, au sud-ouest de Sainte-Menehould, dans la partie arrière du front.

    Arrivé le 2 octobre 1915 dans le secteur, le 3 octobre est une journée de repos : après des exercices le matin, « L’après-midi, laissé à la disposition des chefs de Baton, est employée aux revues et soins de propreté d’usage » indique le JMO. Le 4 octobre est le dernier jour de repos. Dès le soir, le régiment quitte le cantonnement. Les clichés n’ont donc pu être pris que l’après-midi du 3 ou du 4 octobre, effectivement avant la montée au front en Champagne.

    Les autres clichés de cette page et de la précédente illustrent les mots du JMO : nettoyage des vêtements, chasse aux poux, musique du régiment, repos ; et puis, le spectacle : « le tatoué ». Spectacle car outre le photographe qui lui a consacré trois clichés, d’autres soldats l’entourent et leur regard est soit goguenard, soit curieux. L’affirmation peut sembler péremptoire, mais deux des trois clichés sont pris sans s’occuper d’isoler le sujet. On peut donc observer les autres hommes, témoins de la scène.

    Que regardent-ils avec curiosité ? La légende donne deux pistes : « ennemi (…) du savon, Queffelec dit « Le Tatoué » ». Plus que l’éventuelle crasse, ce sont les tatouages et tout ce qu’ils représentent qui attirent les regards. « cette forme d’intervention sur le corps fut longtemps associée à des populations marginales, potentiellement dangereuses, dont les tatouages représentaient à la fois une manière de reconnaissance du groupe et de défi lancé à la société et aux autorités. » comme l’explique Laurent Martin dans son article « Tatouages et tabous ». Ils ne sont hélas pas visibles en raison de la qualité de la numérisation du document original. On ne devine que des zones plus foncées.

  • Localiser les clichés à Argers

    Deux grandes granges en bois sont visibles sur l’un des clichés. On voit en particulier une gouttière avec un coude spécial ainsi que des poutres sous le toit.

    Sur une photographie conservée dans les Albums Valois mis en ligne sur le site de la Contemporaine, on observe deux granges fort similaires : même construction, même gouttière, mêmes poutres qui sortent sous le toit. Pour celle au premier plan, il manque un liseré de planches et probablement de la hauteur. Celle à l’arrière-plan correspond mieux.

    Il faut rester humble dans cette recherche de localisation : absolument rien ne dit que la grange visible à l’arrière-plan soit celle de notre cliché car une carte postale du village vu depuis l’étang proche rappelle que de telles granges, il y en avait partout dans la commune. La recherche du « Queffelec » de ces clichés donnera-t-elle de meilleurs résultats ?

Collection particulière
  • Qui est le « brave » Queffelec ?

    Un patronyme courant peut conduire à de réelles difficultés pour identifier un soldat. Ici, son âge dépassant probablement les 30 ans, le fait qu’il soit tatoué et qu’il soit passé au 147e RI sont trois précieux indices.

    Un Queffelec semble correspondre. Né en 1880, François Marie Queffelec arrive au 147e RI le 14 novembre 1914. L’âge correspond, le passage au 147e également, mais il manque une description indiquant la présence de tatouages. En effet, la seule mention de « marques particulières » de la fiche matricule est « Cicatrices au visage ». La qualité de la numérisation ne permet pas, une fois de plus, d’observer ce type de détail. Cependant, un élément de son parcours plaide pour l’identification de notre Queffelec : son parcours militaire pourrait être mis en relation avec ses tatouages.

    Après une première condamnation avant son service actif, il passe devant un conseil de guerre pour outrage sur supérieur en dehors du service. Passé dans un autre corps, il finit pas être envoyé à la 2e compagnie de fusiliers de discipline. Il y reste quelques mois avant de repasser devant un nouveau conseil de guerre en raison, une fois encore, d’un outrage en état d’ivresse. Il est finalement maintenu au corps trois mois de plus, sans compter les 13 mois de suspension de service et ne reçoit pas de certificat de bonne conduite. Il quitte son service actif le 1er mars 1906 au lieu d’octobre 1904 ! Dès 1907 il est condamné encore trois fois pour ivresse. En quoi tout cela plaide-t-il pour l’identification du Queffelec de l’image ? Simplement parce que le profil de cet homme, son passage dans une unité de discipline, propice au tatouage, va bien avec le profil ambivalent proposé par la légende : un brave qui ne se lave pas, donc qui n’en fait qu’à sa tête. Ce profil n’est pas sans rappeler certains aspects de celui de Noël Bazola, dit « Le tatoué » au 149e RI.

    Autre point commun entre les deux séries de clichés, la volonté du photographe d’immortaliser la face et le dos du tatoué. On observe le même choix dans la célèbre photographie d’avant-guerre d’un soldat envoyé à « Biribi » faisant la couverture de cet ouvrage et ayant fait l’objet de deux tirages sur carte postale : une pour la face, une pour le dos.

    La bravoure de ce Queffelec colle bien aussi avec les citations reçues, même si toutes datent d’après la photographie : cité à l’ordre du régiment n°114 le 17 octobre 1915 « S’est offert pour aller chercher le corps de son sergent tué à 25 mètres des lignes allemandes et l’a ramené dans la tranchée française apportant en outre des renseignements sur les tranchées allemandes ».

    Tout laisse penser que c’est bien François Marie Queffelec qui pose ainsi pour la photographie. Une autre citation suit, le 6 mai 1916, à l’ordre de la brigade. Elle indique le sort de ce soldat : « Tué le 24 avril 1916 en défendant un barrage. Très bon soldat, volontaire pour toutes les missions difficiles ».

  • En guise de conclusion

    Les documents numérisés lors de la Grande collecte et par les Archives départementales sont souvent d’une grande richesse et certains documents iconographiques notamment méritent qu’on s’y intéresse. Toutefois, la qualité de numérisation ou de mise à disposition du public pêche parfois au niveau de la qualité, ce qui limite l’exploitation de certains documents. Ici, ce sont les tatouages et les cicatrices de Queffelec qui nous manquent, ainsi que les détails à l’arrière-plan.

  • Sources :

Européana 14-18 : FRBNBU-012 Le reportage photographique de Pierre Gand.
https://www.europeana.eu/fr/item/2020601/https___1914_1918_europeana_eu_contributions_12230

Carte : Archives départementales de la Marne, 31 Fi 206 : Sainte-Menehould. Service géographique de l’Armée (Imp. G. C. T. A. IV).[1918]
https://archives.marne.fr/ark:/86869/n652lgx9jkr3/99ffea6e-ff31-47a0-8aa0-7ff3fe4a6938

SHD GR 26 N 695/11, JMO du 147e RI

Photographie VAL 108/107

Argers (près Sainte-Menehould). Manœuvres du 6e Régiment de hussards. Section cycliste
https://argonnaute.parisnanterre.fr/ark:/14707/a011593078367Xly9Ua/5cea60b9ba

Archives départementales de Loire-Atlantique :

1 R 1000 : fiche matricule de Queffelec François Marie, classe 1900, matricule 2094 au bureau de recrutement de Saint-Nazaire.

  • Pour approfondir :

Biographie du soldat Noël Bazola du 149e RI : http://amphitrite33.canalblog.com/archives/2018/09/21/36718550.html

Découvrir le Blog de Christophe Lagrange sur le 147e RI : http://147ri.canalblog.com/
Histoire du régiment et de ses hommes, très riche et toujours actif après 14 ans de travail et de publications.

MARTIN Laurent, « Tatouages et tabous », Sociétés & Représentations, 2016/2 (N° 42), p. 201-203. DOI : 10.3917/sr.042.0201. URL : https://www.cairn.info/revue-societes-et-representations-2016-2-page-201.htm


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