Ce qui a attiré mon attention, c’est la mitrailleuse au milieu de ce groupe. Voilà un groupe qui sort de l’ordinaire en raison de la présence de cette arme, même si c’est une pose une fois encore fort classique. Toutefois, l’équipement de ces hommes va rendre l’observation plus riche qu’il n’y paraît au premier abord.
- Quel régiment et quand ?
Cette photo-carte est muette. Pas un mot, pas de trace de circulation, donc seule l’image peut nous informer. Pour l’unité, pas de suspens inutile : il s’agit d’hommes du 290e RI, régiment de réserve mobilisé au dépôt du 90e RI, comme le prouvent ce képi et ce col où le numéro est parfaitement visible.
Il y a tout de même un problème avec cette identification : seuls deux hommes sont clairement identifiés comme portant le numéro 290. Au contraire, deux autres ont un numéro qui ne semble pas être 290, hélas le cliché est trop flou pour pourvoir lire le numéro en question. S’il s’agit de 90 comme je pense le deviner (mais on tombe rapidement dans l’autosuggestion quand on essaie de lire une numéro dans ces conditions), pas de problèmes : il était fréquent que des hommes venant d’un dépôt soient affectés au régiment de réserve tout en ayant reçu un équipement du régiment d’active. S’il s’agit d’autres numéros, cela change tout. Nous reviendrons sur cette question quand il s’agira d’essayer de déterminer le contexte de cette prise de vue.
Le « quand » semble plus compliqué avec une telle photographie. Pourtant, sans pouvoir la dater au jour près, il est possible de déterminer une période.
Une certitude : la photographie n’a pas été prise avant la guerre, ni au tout début. En effet, si les capotes sont encore de la couleur du modèle 1877, il n’en est pas de même pour les pantalons qui sont bleu clair. La photographie a donc été prise pendant la guerre, à partir de l’hiver 1914. Mais on peut être plus précis grâce aux détails des uniformes : hiver 1914-printemps 1915 ?
- La transition de l’hiver 1914-1915 ?
Les uniformes bleu horizon ont remplacé les uniformes de la mobilisation (capote bleu foncé et pantalon garance) en 1915. C’est une certitude mais c’est aussi une simplification. En effet, l’hiver 1914 et le printemps 1915, avant l’uniformisation au cours de l’année 1915, ont été marqués par une grande disparité des tenues distribuées. Cette photographie en est une belle illustration.
La capote :
Ici, les capotes sont toutes du modèles 1877, bleu foncé, à une exception près. C’est d’autant plus facile à voir qu’il y a des points de comparaison : certains portent des képis ou des pantalons bleu clair, qui contrastent nettement avec la couleur foncée des capotes. Une exception, l’homme le plus grand à l’arrière plan qui semble porter une capote du nouveau modèle (Poiret I à deux poches). Un autre homme porte une capote du modèle 1877 mais avec un col qui n’est pas celui du modèle de base. A l’automne 1914, face aux besoins en équipement l’administration fait feu de tout bois, acceptant des modèles qui s’éloignent du modèle standard.
Ce n’est pas le seul élément intéressant de ces capotes. On remarque sur le cliché des différences au niveau des boutons. Pour faire des économies, certains modèles 1877 furent pourvus d’une seule rangée de boutons. Pour en terminer avec ce point, trois hommes ont une capote à laquelle il manque au moins un bouton. Mais s’agit-il de la marque d’uniformes qui ont vécu plusieurs mois de campagne ou un simple oubli. Pour l’un d’entre eux, il n’y a pas de doutes : il a mal boutonné sa capote puisqu’il est visible. Pour les autres, la question reste en suspens.
Le pantalon et bandes molletières :
Si les hommes portent encore majoritairement la capote modèle 1877, il n’en est pas de même du pantalon garance : aucun parmi ceux qui sont visibles, n’est de cette couleur. Il a été remplacé par des pantalons foncés ou bleu clair.
Pour les guêtres, aucun homme n’en porte. Elles ont été remplacées par des bandes molletières bien visibles.
Les uniformes nous montrent que l’on est bien en pleine transition entre l’ancien uniforme et le nouveau. Mais il y a aussi des éléments intéressants au niveau de l’équipement. Et ces éléments vont nous permettre d’en savoir un peu plus sur le contexte de la prise de la photographie.
- Un équipement hétéroclite
Ceinturons, cartouchières et bretelles de suspension finissent de donner une image de ces soldats éloignée du portrait robot du combattant de 1914-1918. Pourtant, une fois encore, ils sont assez représentatifs de cet hiver 1914-1915.
Les ceinturons :
Le début de la guerre voit le passage progressif d’un ancien modèle, le 1845, à un modèle plus récent, le 1903, puis le 1914. Tous sont en cuir, noir pour le premier, jaune pour les suivants. Autant le dire, aucun de ceux visibles sur l’image n’appartiennent à un de ces trois modèles. En effet, il s’agit de pièces réalisées à l’économie, dans l’urgence, en toile forte. Certains ont un ardillon, d’autres deux.
Les cartouchières :
Le constat est le même que pour les ceinturons : il ne s’agit pas des modèles en cuir, que ce soit le vieux 1882, ou les plus récents 1888 ou 1905. Il s’agit de modèles en toile reprenant la forme du 1888-1905. Mais elles n’en ont pas la rigidité et le résultat est nettement visible : elles se déforment sous le poids des cartouches. Leur système de fermeture n’est pas non plus très fiable.
Les bretelles de suspension :
A nouveau en toile forte plutôt qu’en cuir, la plupart des bretelles sont de modèles réalisés en urgence. Cet équipement, comme les précédents, montre que ces hommes ont été habillés avec des moyens de fortune. Ce qui nous donne une piste sérieuse pour déterminer le contexte.
- Dans quelles circonstances ce groupe a-t-il été photographié ?
Si la datation n’est pas plus précise, c’est que cette image, malgré le nombre important d’éléments pouvant faire penser à l’hiver 1914 ou au printemps 1915, n’est pas localisée. Or, des hommes ainsi habillés, on peut en trouver dans au moins trois cas de figure :
– Combattants au repos, non loin de la ligne du front ;
– Soldats suivant une formation de mitrailleurs, non loin du front aussi ;
– Soldats au dépôt, suivant une formation de mitrailleur, mais loin du front, peut-être dans le Cher où se trouve le dépôt du régiment.
Comment le savoir ? Autant le dire, je ne vais pas proposer de réponse définitive. L’hypothèse qui semble pouvoir être éliminée est la première. En effet, théoriquement, les effets en tissus n’étaient pas distribués aux troupes allant au front. Mais il y en a eu malgré tout.
Si on suit toujours cette théorie, il pourrait donc s’agir d’hommes qui suivent une formation de mitrailleurs, sans qu’il soit possible de dire si c’est non loin du front ou à l’arrière, pour des hommes qui étaient restés au dépôt (retour de blessure, hommes nouvellement affectés à l’infanterie, anciens auxiliaires par exemple). Tous semblent avoir la trentaine : ce ne sont pas des jeunes hommes des classes 1914 ou 1915, mais des réservistes rappelés par la mobilisation. Ils ont en tout cas le profil pour être dans un régiment de réserve, même si la distinction active/réserve est de moins en moins vraie, à la fois dans la théorie et dans la pratique à mesure que la guerre se prolonge.
Leur équipement neuf me fait pencher vers la dernière hypothèse, d’autant plus que les boutons manquant semblent simplement mal attachés et non arrachés par l’usure des mois passés au front. Cela expliquerait aussi la présence d’hommes d’autres régiments, affectés à ce dépôt après une blessure par exemple, ou pour suivre un cours de mitrailleurs.
Ma préférence pour cette hypothèse n’est pas la solution de facilité. En effet, elle rend plus difficile encore la datation de l’image, ce mélange d’uniformes ayant duré plus longtemps au dépôt que dans la zone du front. Toutefois, je reste pour l’instant à une datation de l’hiver 1914 ou printemps 1915 en raison de certaines capotes de modèles moins courants et typiques de cette période. Il doit bien y avoir encore quelques détails pouvant nous aider, hélas, je ne maîtrise pas encore le rendu des couleurs sur les images en niveau de gris comme d’autres subtilités des uniformes.
La végétation peut être une source importante pour déterminer la saison où la photographie a été prise. Ici, la haie a des feuilles, mais l’arbre en a peu. Le sol est humide sans être détrempé (on voit que les brodequins sont terreux, sans être maculés de boue). Début du printemps 1915 ?
Ce qui aiderait à avoir quelques certitudes, ce serait de pouvoir comparer ce cliché avec d’autres datés, pris à cette période à la fois au front et au dépôt du régiment. Car c’est bien une difficulté supplémentaire que l’on rencontre bien souvent lorsque l’on veut faire parler une image isolée, sur une unité pour laquelle nous n’avons pas de point de repères. Heureusement, de nombreux régiments ont leurs passionnés qui cherchent à faire connaître leur histoire et qui s’intéressent à tout ce qui touche leur parcours, leurs hommes. C’est aussi le cas pour le 290e RI. J’ai trouvé sur le blog de Jérôme Charraud ce cliché, pris sur le front début 1915 (2) :
Le mélange des capotes 1877 et Poiret est nettement visible. Par contre, l’équipement est en cuir et l’homme au premier plan semble avoir encore des guêtres. Cela va bien dans le sens d’une photographie (celle du groupe de mitrailleurs) prise à l’arrière ou au dépôt et non au front.
Peut-être Jérôme Charraud, passionné par les régiment de l’Indre, y compris le 290e RI, aura-t-il quelques pistes complémentaires à ce sujet ?
- Un groupe de mitrailleurs
Même si aucun insigne de mitrailleur n’est visible (faut-il y voir un indice supplémentaire sur le fait qu’il s’agisse d’hommes en cours de formation ?), ce groupe de mitrailleurs a parfaitement mis en valeur la « machine ». Elle est bien au centre du groupe, un homme a pris la position du tireur et il semble avoir les réflexes nécessaires à son utilisation : notez la position de l’index, en sécurité et non sur la gâchette. L’autre main est sur le volant de pointage.
Il s’agit d’une mitrailleuse Saint-Etienne modèle 1907 T, très courante dans l’armée française au début du conflit, mais peu à peu remplacée par la Hotchkiss, plus fiable et surtout moins sujette à l’enrayement dans les tranchées à cause de la boue. On voit qu’il s’agit du modèle T car elle en possède la hausse :
Et on observe plus facilement le guidon et son système compensateur typique :
Cette mitrailleuse est alimentée par des bandes-chargeurs rigides de 24 cartouches de 8mm (du même calibre que la balle du Lebel). On en voit d’ailleurs deux, l’une dans les mains d’un chargeur qui mime l’engagement de la bande dans la mitrailleuse, l’autre dans les mains d’un homme debout.
L’affût-trépied est probablement du type Omnibus 1907. Il existe une variante 1915. S’il s’avérait que l’affût-trépied de la photographie est de ce dernier modèle, ce serait une indication fort utile, une fois encore, pour sa datation.
- En guise de conclusion (1, juin 2011)
Des hommes dans une école de mitrailleurs, soit non loin du front, soit au dépôt, fin 1914, début 1915 (vers mars 1915 ?). Cela semble plausible sans pouvoir apporter d’élément définitif, malgré le grand nombre d’éléments visibles.
Le travail sur cette image a été focalisé sur la tentative de déterminer quand la photographie fut prise. On en oublie que, quelle que soit la réponse à cette question, ces hommes se retrouvèrent au front. Si l’image fixe un instant de leur vie, cette vie continua après cet instant sur lequel nous nous sommes arrêtés. On peut regretter que cette image soit muette.
- Un lieu ?
A peine un an après la rédaction de cette petite recherche, Jérôme Charraud a trouvé une photo-carte dont le paysage et la mise en scène ressemble étrangement à celle-ci. Si les hommes sont différents, les similitudes sont importantes (décors, uniformes, qualité du tirage de la photographie) et laissent penser que les deux clichés ont été pris au même endroit. Si c’est le cas, la chance est que sa carte est localisée : « L.A. 90e d’Inf Groupe de mitrailleurs Villaines Indre et Loire« . C’est donc au camp du Ruchard, près de Tours, que ces cours de mitrailleurs devaient se tenir. Et cela irait dans le sens de l’hypothèse d’un cliché pris à l’arrière.
Pour lire l’article complet sur cette photo carte, « Quand les vieux retournent à l’école« .
- Pour approfondir :
Après avoir vanté le travail de passionnés sur le 28e RI, le 72e RI et le 74e RI, je continue avec le site et le blog d’un passionné des régiments de l’Indre, Jérôme Charraud. J’ai déjà eu l’occasion de dire tout le bien que je pense de son travail lors d’un travail sur deux photos-cartes prises à Bourges. Cette fois-ci, je le fais puisque la photographie entre dans le champ de ses recherches. Et que je suis sensible à sa manière de présenter le parcours de ces régiments, car il ne reste pas à un simple niveau statistique et tactique, il descend jusqu’au niveau de l’individu. Je vous conseille la lecture des portraits de combattants qu’il propose, et de toutes ses productions qui sont de grande qualité.
Le blog de Jérôme Charraud sur les régiments de l’Indre. Cliquez pour un accès direct.
Une mine d’informations sur la mitrailleuse modèle 1907 et sur l’affut-trépied modèle 1907.
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