À un siècle de distance, malgré la richesse de certaines photographies, il n’est pas toujours possible de les faire parler autant qu’on l’espérerait. Même si le nom du soldat et du lieu où il se trouve sont connus, d’autres informations continuent de nous échapper, malgré les recherches réalisées.
- En manœuvres
Malgré l’absence de numérisation du verso, où se trouvent peut-être des informations utiles, il n’a pas été difficile de déterminer le contexte et de dater cette photographie. Plusieurs indices sont visibles sur l’ardoise. Ils indiquent à la fois « Maneuvres (sic) du Centre » et « 17 jours et la fuite ».
La première indication permet d’en connaître le contexte. Les manœuvres auxquelles Arsène Ardrit participe ne sont pas de simples manœuvres de garnison, mais des « grandes manœuvres », du type de celles qui réunissaient deux armées, de l’infanterie, de l’artillerie, de la cavalerie et tous les services imaginables. De celles qui portaient un nom : ici, il s’agit de celles du « Centre ». Ce sont même les plus grandes organisées en 1912, largement suivies par la presse dans toute la France, toutes les manœuvres ne portant pas un nom. On trouve plus souvent la mention des « Manœuvres de l’Ouest », mais il s’agit bien de celles qui nous intéressent ici.
La seconde nous apprend que ces hommes n’ont plus que 17 jours de service actif à faire. La classe 1909, celle d’Arsène Ardrit, arriva au corps autour du 1er octobre 1910 et fut libérée en septembre 1912.
Il est possible de dater avec encore plus de précision le jour de la photographie car la fiche matricule d’Arsène nous apprend qu’il fut libéré le 25 septembre. « 25 septembre moins 17 jours » donne aux alentours du 8 septembre.
- Un lieu
Nous sommes dans la cour d’une ferme ou d’une demeure importante. Elle ne se trouve pas dans un lieu isolé, mais fort probablement dans le bourg : on observe à l’arrière-plan un mur surmonté d’une grille, un arbre et surtout des trottoirs.
Les soldats se reposent, mais d’un repos qui n’est pas synonyme d’inactivité. Un homme brosse les plaques d’épaulières (destinées à réunir les deux parties de la cuirasse) par exemple.
Hormis un des cavaliers, tous les autres ont la tenue de travail par dessus leur uniforme. C’est nettement visible en ce qui concerne les pantalons de treillis. Un homme a même conservé ses jambières sous le pantalon.
Sur les images ci-dessous, de gauche à droite : pantalon de treillis et jambières enlevées, uniforme et jambières, jambières conservées ainsi que la culotte sous le pantalon de treillis.
Est-ce une journée de repos ? Il y en avait au cours des exercices et marches préparatoires et pendant les manœuvres. Est-ce le repos en fin d’après-midi après la journée sur le terrain ?
Il est possible de le savoir grâce à la date. À défaut d’autres sources (la presse locale ou les dossiers de la préfecture concernant les cantonnements et toute la procédure d’organisation quand ils ont été conservés), c’est la presse parisienne qui relayait de manière quotidienne le déroulement de ces manœuvres qui nous donne les informations nécessaires : la phase de concentration s’acheva vers le 10 septembre. Nous sommes donc avant les manœuvres, à un moment où les unités font mouvement puis attendent que toutes soient prêtes. C’est l’explication de ces visages détendus et pas encore marqués par les longues journées de déplacement et parfois de combats.
Pour ces cavaliers du 8e régiment de Cuirassiers, le déplacement n’était pas très long : casernés à Tours, ils devaient se rendre un peu au sud de la ville pour rejoindre le gros des troupes du camp rouge du général Marion.
Des communes dénommées « La Croix » en France, il y en a plusieurs, mais dans le Centre, dans le secteur où se déroulaient les manœuvres cette année-là, il n’y en a qu’une : La Croix-en-Touraine. Que peut apporter cette information ? Elle peut aider à mieux appréhender le contexte de la photographie, mais en plus elle peut permettre de retrouver le lieu aujourd’hui. Il y a des indices : une rue pavée avec trottoirs, un mur et des arbres en face, un mur haut (plus de 2 mètres) surmonté de tuiles et un portail en fer facilement reconnaissable car portant des moulures de vaches.
À l’aide de Google Streetview, j’ai parcouru toutes les rues de la commune. Les maisons qui existaient il y a un siècle avec un portail en fer, il y en a, tout particulièrement dans le centre. Mais aucun portail ne ressemble à celui-ci et je n’ai pas trouvé de mur assez haut non plus. Ce n’est cependant pas une surprise : ce type de portail vieillit mal, souvent rongé par la rouille et ayant perdu ses moulages. De plus, les portails, les murs sont souvent modifiés au fil des propriétaires, des modifications du parcellaire. Alors pourquoi se lancer dans une recherche assurée ou presque d’être un échec ? Simplement parce qu’il n’y a jamais de certitudes et il arrive de trouver !
- Des cuirassiers au repos
Derrière les poses de façade, très classiques d’ailleurs entre la cigarette, la pipe, le quart que l’on fait mine de remplir et le bonnet de police mis de manière non réglementaire (heureusement qu’il y a l’oreille pour le maintenir parfois), on a aussi un instantané de l’organisation de ces hommes au repos.
Les cuirasses sont posées à l’abri. Pratiquement rien n’est mis directement sur le sol, à l’exception des équipements symboliquement placés devant le groupe.
À côté d’une demi-cuirasse, on voit une culotte, des jambières et ce qui doit être un gilet de matelassure (mis sous la cuirasse pour limiter le cisaillement des bords) accrochés au mur. Tout le reste est posé sur des planches elles-mêmes placées sur de grosses pierres. Si l’on additionne tous les équipements visibles, deux demi-cuirasses (plastron et dossière), gilet, jambières, culotte, tunique et probablement un casque, cela représente l’équipement d’un seul cavalier.
En guise de fauteuils, les cavaliers ont pris de grosses pierres, installés une planche dessus et installés leurs selles.
Cette photographie nous montre aussi quelques accessoires liés au repos : les seaux en toile modèle 1881, les gourdes spécifiques des cavaliers, du modèle 1884.
Je vais m’attarder un peu sur le cavalier en chemise. Elle est réglementaire, puisqu’immatriculée. On notera le système d’attache des différents éléments : le pantalon de treillis possède des boutons auxquels viennent se fixer les bretelles. La ceinture est accrochée aux lanières de cuir des bretelles, vu qu’il n’y a pas de passant dans le pantalon. C’est un accessoire personnel qui permet à cet homme de conserver sa montre et peut-être un peu d’argent.
Un homme semble avoir un étui de revolver.
Un dernier a ce qui ressemble à un œil au beurre noir.
- La photographie, une source à ne pas négliger
Un siècle plus tard, il nous reste les textes réglementaires, des sources administratives et parfois des témoignages. Mais une large part de la vie quotidienne des soldats et même de l’organisation des cantonnements nous échappe. Ce document nous permet de visualiser la manière par laquelle les cantonnements étaient indiqués aux soldats. Il faut regarder attentivement et grâce à la bonne qualité de la numérisation, on peut observer sur le portail :
Je lis : « 2e Esc 4e Pon
8 chx sous le hangar de droite »
Ce qui veut dire que ces hommes appartiennent au 4e peloton du 2e escadron du 8e régiment de cuirassiers. Huit chevaux étaient cantonnés dans cette ferme sous le hangar de droite, à notre gauche donc. Pourtant les hommes sont neufs. Mais on peut très bien avoir un autre cavalier passant, inspectant, surveillant, là au moment de la photographie ou ce peut être un cavalier venu voir un camarade. Rien ne dit que d’autres cavaliers n’étaient pas cantonnés ailleurs dans la ferme, car on ne voit que le vantail droit de la porte.
- Le sort d’Aristide Ardrit
Une fois libéré du service actif, il retourna dans les Deux-Sèvres, dans le canton de Thouars. Ce ne fut pas comme simple cavalier de 2e classe qu’il fut mobilisé. En effet, c’est comme brigadier qu’il arriva le 3 août 1914 au 8e Cuirassiers. Juste après sa période d’exercices effectuée du 17 mars au 8 avril 1914, il fut promu brigadier.
Il n’est pas possible de dire ce que fut sa campagne. Il décéda à l’hospice mixte de Tours le 20 février 1915. De ce fait, sa fiche matricule est vierge de toute indication concernant un envoi au front avant une évacuation pour maladie. Il n’apparaît pas dans les pertes du régiment, mais le motif du décès pourrait être lié au séjour dans les tranchées belges pendant l’hiver 1914-1915 : « tuberculose pulmonaire contractée en service ».
Homme identifié comme étant Arsène Artrid d’après la description d’Europeana.
- En guise de conclusion
Quand certains ne voient dans une photographie que la valeur marchande, je préfère y voir la valeur documentaire. Même une simple photo carte peut se révéler extrêmement instructive sur des aspects dont les sources font peu mention et qui représentait pourtant une partie non négligeable du temps sous l’uniforme des hommes de l’époque. Pour cela, l’expérience d’Europeana ne peut être qu’encouragée et saluée tant elle met à notre disposition une matière, certes inégale, mais pouvant se révéler du plus grand intérêt… documentaire.
Et ces recherches permettent de découvrir de petites anecdotes : c’est à l’occasion de ces manœuvres de l’Ouest que le général Galliéni, commandant des forces bleues, testa l’envoi d’un bataillon par automobile le 15 septembre 1912. Voir l’article du journal Le Temps, sur Gallica.
- Sources
Europeana, contribution 11862. Consulté le 26 août 2014. http://www.europeana1914-1918.eu/fr/contributions/11862 Le lien n’est plus fonctionnel.
Fiche matricule d’Arsène Ardrit, classe 1909, matricule 1758 au bureau de recrutement de Niort, Archives départementales des Deux-Sèvres, R667_4, vue 385/735.
JMO du 8e régiment de cuirassiers, SHD 26 N 877/4 (vues 88 et 89).
Dekerle S., Mirouze L., L’Armée française dans la Première Guerre mondiale – Uniformes, équipements, armements, Tome 1 1914, Vienne (Autriche), Editions Verlag, 2007.
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