Alors que cette rubrique présente habituellement des soldats en uniformes, en voici une où les hommes ne sont plus totalement des civils, mais pas encore vraiment des soldats.
- Après le conseil de révision
Ces sept jeunes hommes posent fièrement devant l’objectif du photographe. Ils viennent de passer une étape importante de leur vie : la visite au conseil de révision. Les quatre hommes debout ont mis une belle tenue. À 20 ans, ils n’en ont probablement pas tous. Les autres, sans être mal habillés ont une tenue plus commune.
En décembre 1910, ils se sont rendus à la mairie afin d’être recensés. Ils ont vérifié leur inscription sur les listes communales début janvier 1911, puis ils ont été convoqués au fameux conseil de révision. Une large publicité a été faite par voie d’affiches et de publications dans la presse locale. Dans certaines villes il y avait même des associations qui préparaient les futurs conscrits à leurs obligations militaires.
Et s’ils posent ainsi devant le drapeau, c’est qu’ils sont « Bons pour le service », c’est-à-dire qu’ils recevront en septembre leur affectation et découvriront la vie de caserne en octobre 1911.
Ils montrent ce résultat ostensiblement. À la sortie de la mairie du chef-lieu de canton où ces jeunes hommes étaient convoqués, attend un si ce n’est plusieurs marchands ambulants de souvenirs. On y trouve généralement cocardes, coiffes de conscrits, épinglettes et assurément ces petites feuilles imprimées qui portent soit un numéro soit la fameuse mention « Bon pour le service » – ou une version un peu plus potache « Bon pour les filles ». Deux de ces jeunes hommes ont un papier imprimé « Bon pour le service »
Quatre autres ont le modèle avec un numéro. Il est étrange de vendre encore ces numéros qui ont perdu leur sens premier : jusqu’en 1905, les hommes tiraient au sort pour savoir s’ils effectueraient 1 ou 3 ans. Le numéro visible sur les photographies représente alors le numéro de tirage au sort. Mais qu’en est-il ici ? Un recyclage habile des stocks restants par le vendeur ? Plus simplement, le numéro de la liste du contingent qu’avait chaque homme. Ainsi, les numéros 29, 65, 97 et 148 représentent le numéro de chaque homme sur la liste des inscrits de la classe du canton. Un dernier a un modèle en partie masqué qui empêche de l’identifier.
Un de ces hommes a aussi une cocarde.
Outre le marchand ambulant, on peut imaginer un photographe ambulant qui va de conseil de révision en conseil de révision avec son matériel, profitant d’un emplacement mis à sa disposition (ce qui pourrait expliquer l’arrière-plan composé de décors en rouleaux qui ressemble peu à l’échoppe d’un photographe sédentaire). C’est peut-être lui d’ailleurs qui a fourni le drapeau qu’il a pu faire confectionner et qu’il propose à chaque séance.
Tout comme ce simple drapeau permet de retracer cette chronologie, les papiers imprimés sont une source qui peut aboutir à la découverte de l’identité de ces hommes et comprendre le lien qui les unit.
- Retrouver leur identité
C’est chose faisable : le numéro lisible est celui de la liste communale. Avec la classe, c’est une information facile à retrouver car notée dans les fiches matricules. Seul impératif : connaître le canton. Comme bien souvent, c’est de là que vient la difficulté car le texte dans la partie correspondance n’indique ni de lieu précis, ni de nom d’expéditeur (la signature est un « E »). Quelques noms d’amis (Lamiaud, Carteau, Chaigneau), mais quand on ne sait pas où chercher, les retrouver est mission impossible.
Tout au plus apprend-on que le tout a été posté avant Pâques, ce qui ne fait que confirmer ce que nous apprend la photographie (les conseils de révision ont lieu entre février et mai)
L’idée n’est pourtant pas saugrenue. Un lieu-dit est cité : La Passe. Ce n’est pas une commune, mais seulement cinq lieux-dits sont répertoriés avec ce nom dans Géoportail. Les noms de famille cités sont une piste complémentaire, surtout s’ils sont géographiquement localisés. En cherchant ces patronymes dans le fichier Mémoire des Hommes, on obtient des résultats qui, ajoutés aux « La Passe » trouvés aboutissent au tableau et à la carte des départements suivants :
La Passe | Lamiaud | Carteau | Chaigneau |
17 | 17 | 17 | 17 |
79 | 79 | 79 | 79 |
33 | 33 | 33 | |
44 | 44 | ||
85 | 85 | ||
86 | 86 | ||
13 | |||
24 | |||
71 | |||
75 | |||
36 | |||
72 |
En vert, les départements où les quatre indices sont présents. En orange, les départements n’ayant que trois indices et en rouge ceux n’en ayant qu’un ou deux. Je suis parfaitement conscient des limites de la méthode : des lieux-dits peuvent être oubliés de Géoportail (dont un « La Passe » pour la recherche qui nous intéresse) et les fiches MDH ne portent que sur les hommes morts à la guerre et non sur la réelle répartition des patronymes. Cela donne tout de même une localisation dans l’ouest de la France.
En plaçant l’origine géographique des noms trouvés dans le fichier MDH, le résultat est encore plus précis et ne donne qu’un regroupement avec le lieu-dit et les trois noms :
Cet unique regroupement n’est pas la réponse définitive pour autant en raison des lacunes déjà citées. Toutefois, la carte donne des pistes qu’il est possible d’affiner avec une autre source : les fiches matricules.
En effet, puisque la fiche matricule donne les numéros de liste de recrutement, il faut chercher un canton en 1910 où les numéros 29, 65, 97 et 148 sont dans la 1ère liste (bon pour le service armé). Il sera alors possible de voir si le canton se trouve à proximité d’un lieu-dit « La Passe ». Évidemment, cette recherche se base sur des présupposés qui peuvent s’avérer faux ! Je pars du principe que ces hommes sont bons pour le service armé, que le numéro est celui de la liste de recrutement et que « La Passe » est un lieu-dit officiellement appelé ainsi et non un surnom donné à un lieu par les habitants du cru…
J’ai testé la méthode avec les Deux-Sèvres, seul département donnant accès aux fiches matricules jusqu’à la classe 1911 dans la zone de recherche. C’est un des deux départements ayant les quatre noms. Après consultation intégrale des registres matricules de la classe 1910, seuls trois cantons ont au moins 148 inscrits (numéro le plus élevé parmi les hommes de la photographie) :
Bressuire | Cerizai | Chatillon | |
29 | Exempté | Bon | Étudiant |
65 | Bon | Exempté | Bon |
97 | Ajourné | Bon | Exempté |
148 | Étudiant | Bon | Engagé volontaire |
Dans tous les cas, au moins un homme n’est soit pas bon pour le service, soit exempté, soit dispensé. Si j’avais des certitudes, je dirais volontiers que cela élimine les Deux-Sèvres (79) de la liste. Je me contenterai de dire que les résultats ne plaident pas en sa faveur. Qui plus est, les noms sont dispersés et plutôt éloignés du seul « La Passe » du département.
Un seul lieu correspond à tous les critères : autour de La Rochelle. Reste à vérifier les autres départements (Gironde et Charente-Maritime), mais il faut que les registres matricules soient un jour numérisés et mis à la disposition de tous sur Internet.
- Ah ! Ces jeunes
Ne sachant ni qui ni où, on aurait pu s’arrêter là. Mais le texte, et l’image indirectement, nous en apprennent un peu sur eux.
« Mon cher Louis,
Tu m’excuseras si je ne t’ai pas donné plus de détail sur ma dernière lettre. Je te dirais a qui s’en est la cause. A propos de cavalière je te dirais que nous ne changeons pas tous. Le deux il y aura un beau bal, trois musiciens son commandé, on dansera dans le grenier en haut au-dessus de la vieille cuisine à la Passe et tout ce feras là. Je te dirait que Lamiaud et Carteau sont invités. L’on doit aller pour décorer la salle pour Pâques ou le lendemain on feras quelque chose de bien tant qu’à faire. Si la carte que frère Chaigneau t’a faite est bonne tu dois pouvoir obtenir quelque chose avec. Tâche à se débrouiller à avoir une perme de huit jours. Faut pas manquez un coup comme ça.
Ton Copain pour la vie. E. »
« E. » est l’ami de « Louis » alors sous les drapeaux. Ils se connaissent bien. Cela se voit non seulement dans la signature, mais aussi dans l’absence de date. Ils se parlent d’un sujet important à leurs yeux, inutile d’en dire plus. On fait dans le direct, l’efficace. Le texte est intégralement centré sur une fête : quand, où, qui, il faut que tu te débrouilles pour avoir « une perme ». Des jeunes ! C’est la seule préoccupation. Pas un mot sur la photographie. Elle parle d’elle-même à Louis qui doit reconnaître ces personnes. Et la boucle est bouclée : des jeunes hommes bons pour le service et bon pour les filles, le texte évoque une cavalière, la danse.
- En guise de conclusion
Cette photographie nous montre un moment important, le passage devant le conseil de révision que l’on immortalise ensuite par l’achat d’objets et un tour devant l’appareil d’un photographe. Une première photographie avant la suivante : à la caserne, autre moment immortalisé par une photographie, seul ou en groupe.
Une image qui peut, potentiellement encore nous en dire beaucoup sur ces jeunes hommes. Le dossier, comme souvent, n’est pas clos.
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