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ÉMILE JUILLARD (1882-1914), un lieutenant du 324e RI disparu. Une mère qui veut savoir.

Cette biographie fait l’objet d’une autre version utilisant les mêmes documents par Patrice Mongondry sur le blog des soldats de Mayenne pendant la Première Guerre mondiale. Un même homme, les mêmes documents, deux visions. Voir l’article de Patrice sur Emile Juillard.

Le lieutenant Juillard a 32 ans lors du déclenchement de la guerre. Il apparaît dans l’organigramme du 324e RI au départ de Laval comme lieutenant de réserve à la 23e compagnie (6e bataillon). Le 24 août, son nom apparaît une seconde fois dans le JMO du 324: il est dans la liste des blessés des combats de Spincourt.

Ensuite, plus aucune mention de cet homme dans les documents. La disparition de ce nom est liée à la disparition effective de l’homme. Décédé ? Blessé ? Prisonnier? Sa mère voulut savoir.

  • Qui est Émile Juillard ?

Émile Juillard est un mercier en gros dans la ville de Segré dans le nord du Maine-et-Loire. Célibataire, il est né à Château-Gontier, ville du sud de la Mayenne, et ne s’est pas installé très loin de sa ville natale où habite toujours au début de la guerre sa mère désormais veuve, Marie Pérette Hiret.

En l’absence de sa fiche matricule ou de tout autre élément sur son parcours militaire, on sait seulement qu’il fut mobilisé le 2 août 1914 comme lieutenant de réserve (ce n’est pas son métier) au régiment de réserve de Laval, le 324e RI. A ce titre, il fut envoyé avec son unité dans l’Est, dans le secteur de Verdun. Son unité participa aux combats de Spincourt le 24 août, à l’est de Verdun.

  • Une carte postale inattendue

Sa mère reçut une carte postale en octobre, après des mois sans nouvelles. Elle dut être fort surprise en la voyant : il s’agit d’une carte postale montrant Château-Gontier qu’elle avait donnée à son fils après avoir pris le soin de noter elle-même son adresse. Espoir ?

Un cachet de la 34e Division d’infanterie allemande et surtout un texte écrit en allemand le 25 août 1914 ont dû lui enlever toute lueur d’espoir, si elle en avait. Une fois que le texte en allemand fut déchiffré, elle n’avait plus vraiment à se poser de question sur le sort de son fils :

« Le dernier souvenir d’un tombé du côté de Spincourt,

Gille, sergent-major l’artillerie 70

l’Allemagne, 25.8.1914 ».

Il n’est pas impossible que cette carte fut une confirmation : en effet, son fils a eu le temps d’écrire dans son carnet avant de mourir : « J’ai les deux cuisses brisées. Je meurs pensant bien à vous tous. Adieu. Émile ». Mais la date où le carnet lui a été envoyé par le soldat Gautru est inconnue, on ne sait d’ailleurs pas plus comment ce soldat l’a eu.

  • En savoir plus…

Sa mère n’en resta toutefois pas là. En l’absence d’avis officiel et de toute information précise, elle voulut savoir ce qui était arrivé exactement à son fils. Elle informa rapidement l’administration de la carte reçue (il y a mention de l’A. R. F. des disparus de Lyon) qui enquêta. Le sergent-major allemand fut retrouvé et écrivit en avril 1915 un rapport sur les souvenirs qu’il avait de la journée du 25 août. Il fut traduit, transmis en France par l’intermédiaire de la Suisse.

Le 23 août 1915, soit près d’un an après la disparition du lieutenant Juillard, le dépôt du 124e RI de Laval demanda au maire de Segré d’annoncer la nouvelle du décès d’Émile à sa famille (certainement un oncle). Si l’annonce est officielle, il n’en restait pas moins un disparu, les informations sur son décès n’étant pas de source française ; il est même mentionné sur l’avis que cette annonce est faite sur la foi de « renseignements officieux ».

La guerre achevée, elle reçut deux lettres du sergent Robert Bonnet sortant tout juste de captivité, blessé le 24 août 1914 aux côtés de son fils. Ainsi, les informations obtenues en 1915 furent-elles confirmées, corrigées sur certains points (1). Cela permit, suivant la loi du 3 décembre 1915, de lancer la procédure nécessaire afin qu’un acte de décès officiel de son fils soit dressé. Elle écrivit le 8 février 1919 une lettre dans ce sens au procureur de la République auprès du tribunal civil de Segré. En février 1920, aux vues des pièces fournies (notamment la carte postale et le rapport du sergent-major Gill (2), deux lettres de décembre 1918 du sergent Bonnet blessé aux côtés d’Émile, et la mention des derniers écrits dans le carnet), le bureau du ministre des Pensions indique au procureur qu’il ne s’oppose pas à ce qu’un « jugement déclaratif de décès dans lequel il y aura lieu d’indiquer, le cas échéant, que ce militaire est « mort pour la France » » soit pris. C’est chose faite le 9 mars 1920 et l’acte est transcrit à la mairie de Segré le 17 mars 1920.

Grâce à la procédure qu’elle déclencha, nous avons accès à ces documents qui illustrent à la fois une procédure et ce besoin de savoir des familles. En effet, si la mère d’Émile a conservé précieusement le carnet de son fils, les autres documents furent archivés dans le dossier du tribunal de Segré et sont librement consultables aujourd’hui.

Ce dossier nous permet également d’en savoir un peu plus que la simple mention de sa blessure dans le JMO.

  • Spincourt, 24 août 1914

Le 6e bataillon du 324e RI, dont Émile est l’un des officiers, tient trois positions, en hauteur, face à l’Othain, entre le bois de Trembloi et le nord-ouest du village de Spincourt. Les Allemands sont installés au niveau de la voie ferrée et des hauteurs à l’est devant les bois. Voici une proposition de restitution des positions de départ et des mouvements du bataillon dans la journée (3) :

A 16 heures commence une attaque française dans le secteur. Au premier bond, le 6e bataillon du 324e RI atteint la voie ferrée. Le second bond commence à 19 heures pour repousser les avant-postes allemands installés dans des tranchées sur des hauteurs à l’est de la voie ferrée.

Si l’on suit le témoignage du sergent Robert Bonnet, affecté à la même compagnie qu’Émile, le lieutenant a les deux cuisses touchées juste avant d’arriver au niveau des tranchées allemandes au moment où lui-même est frappé par une balle à la poitrine. Le sergent parle des environs de 16 heures mais les faits semblent avoir été plus tardifs car leur blessure survient au moment du dernier effort (4). Les troupes françaises refluent ensuite. Émile et Robert se retrouvent seuls. Ils se parlent. Ils se réconfortent. Robert ne peut pas bouger, il est bloqué sur le dos. Émile ne peut pas non plus se déplacer. Ils évoquent leurs familles.

Dans la nuit, les Français se sont repliés de Spincourt et ne viennent pas secourir les blessés. Au contraire, vers 9h00 le lendemain, c’est un cavalier allemand qui arrive. Le sergent-major Gill descend de son cheval et se dirige vers les blessés. On comprend que l’Allemand s’approche du lieutenant et qu’il meure à ce moment. Il lui enlève une sacoche qu’il portait autour du cou dans laquelle se trouvait la carte prête à être envoyée à sa mère. De la même manière, il enverra une carte à la famille du sergent.

La date n’est pas claire sur le document : le 25 ou plus probablement le 26, des brancardiers allemands aidés de prisonniers français viennent chercher le sergent. Rien n’indique ce qui a été fait du corps du lieutenant. A-t-il été inhumé sur place ? Dans une fosse commune ? Dans ce dernier cas, où ?

La seule certitude est l’emplacement approximatif où il est mort : le sergent-major allemand indique à 300/400 mètres au nord de la gare.

Reste une dernière interrogation : si le lieutenant est décédé le 25 au matin, pourquoi tous les documents mentionnent-ils un décès le 24 ?

  • Sources :

– Archives départementales du Maine-et-Loire, 3 U 5/96 – Victimes de guerre, actes de disparition. Publication de la copie de l’acte avec l’aimable autorisation des Archives départementales du Maine-et-Loire.

JMO du 324e régiment d’infanterie, SHD 26N750/3.

Site du SGA / Mémoire des Hommes. Accès direct au site.

IGN, Site Géoportail.


1. Manifestement, Gill a des souvenirs imprécis de ce jour. Il ne mentionne qu’un officier blessé à la poitrine (en fait seul le sergent est ainsi touché). Il parle de deux cartes envoyées à la famille du lieutenant, alors qu’en fait il y en a eu une pour la famille Juillard et une pour la famille du sergent. La confusion était d’autant plus facile en raison du délai et du fait que le lieutenant portait une capote de troupe peu différente de celle du sergent.

2. Son nom est écrit « GILLE » dans sa carte postale mais « GILL » dans tous les autres documents.

3. A propos de la carte du 24 août 1914 : réalisée à l’aide d’un JMO imprécis, cette carte n’est qu’une proposition du parcours et des zones d’attaque. Je suis parti de l’hypothèse que les compagnies du 6e bataillon sont parties à l’assaut des trois hauteurs qu’elles tenaient à midi. Par contre, le lecteur de l’historique se trouvera face à une carte qui ne correspond pas à ce qui est écrit dedans : je pense qu’il y a eu une erreur dans la lecture du JMO par l’auteur de l’historique qui lui a fait confondre le trajet de deux compagnies de soutien du 5e bataillon avec l’attaque du 6e bataillon.

4. La question de la fiabilité apparaît une seconde fois ici. Après celui du sergent-major allemand, c’est le témoignage du sergent français qui pose problème : l’heure indiquée pose problème quand on lit le reste de son récit. Une blessure en fin de journée est plus possible qu’au tout début de l’attaque : ils sont blessés à proximité des tranchées allemandes puis les Français font demi-tour et ne reviennent plus. Il ne semble pas qu’il y ait eu de demi-tour ainsi lors du premier bond. Reste l’éventualité que sa mémoire ait fait un mélange des deux moments. Seule une autre source permettrait d’élucider cette énigme.

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Publication de la page : 24 août 2012 – Dernière mise à jour : 10 septembre 2012.

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