Parfois, on peut croire que c’est du « tout cuit » : un prénom, des destinataires clairement identifiés et localisés appartenant à la famille, le plus dur semble fait. Mais il peut y avoir des résistances : en l’absence de date, quand chercher ? Quand il n’y a pas de résultats dans les recensements de la commune et des voisines, la tâche se complique considérablement. C’est le cas pour cette photo carte.
- Foncer dans un cul de sac
Cette photo carte donne quelques indices laissant espérer trouver rapidement le destinataire et l’expéditeur. Il y a tout de même quelques difficultés, à commencer par les dates illisibles sur les tampons postaux bien qu’ils soient trois (deux pour le départ et un pour l’arrivée). Pire, la date est à peu près la seule information complètement illisible !
On a un envoi de l’Oise le 14 septembre, ce qui est cohérent avec la date d’écriture indiquée (13 septembre). On a une adresse très complète : « M. et Mme Rolland à Morsanges, Commune de Maurines par Chaudes Aigues, Cantal. » ainsi que ce qui semble être une signature sous la forme d’un prénom « Louis ».
Direction les archives départementales du Cantal et le recensement de 1911. Résultats : zéro « Rolland » dans la commune de Maurines de 1906 à 1921 ; aucun « Louis Rolland » dans les tables décennales non plus.
Il y a toutefois une seconde possibilité : trouver l’homme par l’intermédiaire de son parcours militaire. L’expéditeur a donné ici aussi quelques indices. Il est en manœuvre en septembre. Il s’agit donc d’une photographie d’avant-guerre, comme l’attestent les uniformes. Identifier le régiment ne fut pas le plus simple mais elle fait finalement peu de doutes : il doit s’agit du 51e RI de Beauvais, bien loin du Cantal.
Le numéro de régiment est pourtant pratiquement sur tous les cols, mais le contraste de l’image originale est insuffisant. On pourrait le lire sur la capote du seul soldat qui la porte, mais la photographie est abîmée sur la partie gauche et la droite est peu lisible. Ce que l’on devine confirme heureusement ce qui est visible sur la cravate défaite d’un soldat. En effet, on peut lire le tampon qui est utilisé pour marquer chaque effet des soldats : « 51e [de ligne] » probablement. Il y a en tout cas une cohérence entre ce régiment et le lieu où a été postée la carte : les deux sont dans l’Oise.
- La clef : l’exode rural
C’est Thibaut Vallé qui, une fois encore, a débloqué cette recherche qui était dans une impasse. Il a suggéré que si l’exode rural de la Creuse vers Paris était célèbre, celui des habitants du Cantal était aussi une réalité. Et il a trouvé dans les fiches matricules de la Seine un Louis Rolland affecté au 51e RI peu avant 1914. Seul problème : le document ne mentionne rien pouvant le lier au Cantal.
En cherchant l’origine de ses parents, il a trouvé l’acte de mariage de ses parents et le lien avec le Cantal : les deux sont originaires de Maurines dans le Cantal, lui d’une famille de cultivateurs, elle d’une famille de charbonniers.
Mieux, les parents de la mère de Louis Rolland, Pierre Brousse et Marie Pouget, vivent toujours en 1911 dans la commune de Maurines, plus précisément au lieu-dit Morsanes, celui de l’adresse de la carte.
Sans pousser plus loin la recherche du lien éventuel de famille avec les nombreux autres Brousse qui vivent au lieu-dit Morsanges à Maurines, on peut facilement imaginer que les parents de Louis sont partis un temps dans le Cantal, restant chez les parents de sa mère ou chez des cousins. C’est la raison pour laquelle il choisit cette adresse alors qu’à priori aucun Rolland n’habite plus le lieu-dit.
Pierre Brousse est décédé le 5 janvier 1913 et Marie Pouget le 3 avril 1916, tous deux dans leur maison de Morsanges.
- Des soldats en manœuvres, mais lesquelles ?
« Beaudeduit 13 Sept
Cher Parents
c’est la crevaison nous avons notre fade des manœuvres. Plusieurs jours nous avons été sans manger & ce soir même le pain manque. Ils nous font manger les biscuits. Je n’ai pas le temps de vous écrire, nous partons le matin à la nuit & nous rentrons à la nuit. Ce que nous endurons est à peine croyable. Heureusement qu’il n’y en a plus que pour quelques jours.
Je vous embrasse
Louis »
Le texte écrit par Louis nous explique qu’il participe aux manœuvres d’automne. L’absence d’année est ici aussi une difficulté. Louis Rolland est incorporé en octobre 1909. Cette carte a donc pu être envoyée soit en septembre 1910 soit en septembre 1911. Comment interpréter sa phrase sur le peu de jours qu’il lui reste ? Est-ce avant la fin des manœuvres ou la fin de son service actif ? Avec une date, on le saurait. Reste une hypothèse : après les manœuvres de 1910, il devient caporal. Ainsi, il fait celle de 1911 avec ses deux galons de laine rouge. Or un homme est caporal sur la photographie : serait-ce Louis Rolland ? Mais en l’absence de date, cela reste pour l’instant une hypothèse car la description est d’une aide bien maigre : cheveux châtains, front ordinaire, nez moyen, menton rond et visage ovale, pour 1,68 m.
Reste à savoir où se déroulèrent les manœuvres d’automne pour le 51e RI en 1911 car pour 1910, on dispose de clichés montrant des soldats à Beaudeduit en septembre 1910 !
Voir un cliché : https://archives.somme.fr/ark:/58483/jb40vdm17rt9/e2dd75b7-0e00-4b37-93d9-2b20c9237095
Les numéros des unités sont illisibles, mais la légende indique des soldats du 2e CA, auquel appartient le 51e RI. On a même une photographie d’un cantinier du 51e RI qui prouve la présence du régiment. L’hypothèse de notre caporal comme étant Louis Rolland est donc affaiblie sérieusement car les manœuvres d’automne ne se faisaient pas deux années de suite au même endroit.
Le coup de grâce est donné par une autre photo carte vendue sur le site Delcampe en 2022. Elle montre un groupe de soldats au repos dans une ferme à l’aspect proche de celle qui nous intéresse. Elle est datée du 15 septembre 1910. Je n’en mets qu’un extrait qui, même s’il ne permet pas de lire le numéro du régiment, montre trop de points communs pour ne pas y voir un cliché pris le même jour et non loin du nôtre.
Louis Rolland serait donc l’un des 10 hommes restants. Fin de la version simple de la recherche.
- Fin de journée de manœuvres
La scène visible est simple à contextualiser. Ce groupe se prépare à manger et à passer la nuit. Il va cantonner dans un espace entouré de murs plutôt décrépis mais pas abandonnés pour autant. A l’arrière-plan on peut voir qu’un soldat a accroché sa capote à un tombereau rempli de foin.
S’il s’agissait de la collation prise le midi, les hommes n’auraient pas revêtu leur tenue de repos. Ils ont tous le pantalon de treillis. Sur l’image ci-dessus, on aperçoit au sol un havresac ouvert, ce qui n’est jamais le cas lors des pauses dans la journée.
Deux soldats ont fait tomber la veste. L’un est en chemise réglementaire, l’autre porte un pull. Le premier est en train de nettoyer son fusil. Il a sorti son attirail d’entretien qu’il a placé sur le sol. Le second tient devant lui le seau en toile destiné à recueillir l’eau ou le vin. Ce dernier a dénoué sa cravate mais surtout dispose de la plaque d’identification à son bras droit, évidemment illisible.
Deux hommes sont en train d’éplucher les pommes de terre autour d’un seau pendant qu’un troisième s’occupe de son fusil.
Les autres hommes sont plutôt dans des attitudes d’attente, ils posent pour le cliché sans activité particulière visible. Un homme tient-il un bidon de la classe à gauche ? Un a une cigarette quand l’autre a pris sa pipe. Ce dernier a une barbe à la taille réglementaire, c’est-à-dire laissant le col de la capote apparent.
Les effets ont été déposés le long d’un mur passablement décrépi (au sens propre du terme). Les fusils ont leur baïonnette mais elles sont protégées par leur fourreau. Au pied, on peut voir au moins un havresac et une cartouchière.
- La longue histoire de Louis Rolland à l’armée
Paradoxalement, Louis Rolland, ce soldat qui se plaint des manœuvres et qui est impatient qu’elles s’achèvent, va faire une carrière militaire assez exceptionnelle, intégralement au 51e RI. Devenu caporal le 25 septembre 1910, il quitte la caserne le 24 septembre 1911 muni de son certificat de bonne conduite. Il retourne à sa vie civile, à Paris. Pas de période d’exercices pour lui car il doit reprendre l’uniforme dès le 3 août 1914 en raison de la mobilisation générale. Ses états de service montrent une montée en grade constante jusqu’à devenir officier : sergent le 28 septembre 1914, adjudant le 1er avril 1917 et finalement sous-lieutenant le 6 juin 1917. Il obtient deux citations en 1916 et en 1917 mais il va peu commander ses hommes. Le 17 juillet 1917, il est grièvement blessé au coude du bras gauche par balle. Il est amputé et garde des séquelles toute sa vie au niveau du moignon.
De retour à la vie civile en 1919, il n’est plus fondé de pouvoir à la Bourse du commerce mais travaille dans l’industrie du vêtement. Il gravit les grades de la Légion d’honneur, chevalier en 1917, officier en 1936 et commandeur en 1957. Plus étonnante pour un amputé est l’obtention du grade de lieutenant-colonel honoraire au titre des FFI après la Seconde Guerre mondiale.
Il décède dans la ville qu’il n’a jamais quittée, Paris, en 1959.
- En guide de conclusion
Reste à consulter son dossier d’officier au SHD pour essayer de mettre un visage sur Louis Rolland et enfin déterminer où il est sur la photographie et son action pendant l’Occupation qui lui valut la médaille de la Résistance.
L’étude de l’image montre que la consultation d’autres photographies peut être source de compréhension et de contextualisation.
- Mise à jour : Consultation du dossier d’officier au SHD
Le dossier d’officier conservé au SHD a été consulté. On y trouve son maigre livret matricule d’officier – maigre parce qu’il n’a été officier actif que peu de temps – son livret matricule d’homme de troupe et un dossier médical en lien avec son amputation. Il ne compte, hélas, aucune photographie qui permettrait de l’identifier sur l’image étudiée.
Son dossier permet de préciser son parcours pendant son service actif. Il est à la 8e compagnie. L’avis de son capitaine est le suivant : « Très bon tireur, cor brodé 1911. Intelligent et vigoureux. Aurait pu donner mieux. Apte à faire campagne comme caporal ». Il obtient quelques permissions mais aussi quelques punitions.
Les punitions ne sont pas nombreuses. Il n’est pas puni en 1909. En 1910, le 19 mai, il est puni avec sursis car il « causait étant au pas cadencé » par le sergent major. Quatre jours plus tard, le capitaine Ruilleau le porte pour « Mauvaise attitude sous les armes pendant le défilé de la garde ».
Une fois caporal, il est puni deux fois : en septembre, « Étant permissionnaire de minuit pour Grandvilliers s’est rendu à Paris, n’est rentré que le lendemain à 5h du soir faisant ainsi une absence illégale de 17 heure, 1ère fois ».
La seconde, en décembre indique « Par mégarde, blessé à l’œil un soldat en lançant un morceau de pain à un caporal, 1ère fois ».
Un feuillet de la fiche matricule masquait le fait qu’il a été convoqué à sa première période d’exercices du 29 août au 20 septembre 1913 à l’issue de laquelle le capitaine note « Intelligent et vigoureux, très apte à faire campagne ».
Il obtient à cette occasion ses deux dernières punitions. Le 2 septembre il « N’a fait lever les hommes de son escouade qu’un quart d’heure après le réveil et n’a pas assuré la réception des cartouches pour les hommes de son escouade », puis le 4 pour « Mauvaise tenue de sa chambre ». Il ne fut jamais plus puni ensuite.
Mobilisé et parti aux armées dès août 1914, il est évacué pour pieds gelés le 10 décembre 1914. Hospitalisé, il sort le 28 janvier 1915 et obtient une permission de convalescence de 45 jours puis rentre au dépôt du 51e RI le 14 mars 1915, à la 26e compagnie. Il retourne au combat le 23 juin 1915 mais à la 6e compagnie désormais. Il participe à de violents combats comme l’atteste sa première citation à l’ordre de la brigade le 3 mars 1916 « Sous-officier d’un zèle et d’un courage à toute épreuve. Le 17 octobre 1915 a maintenu son unité dans un élément de tranchée en avant de la première ligne malgré une violente contre-attaque allemande ».
Il obtient une permission de détente du 22 décembre 1915 au 1er janvier 1916. Il suit le cours des FM du 20 avril au 6 mai 1916, étant mis en subsistance au 272e RI. Il obtient une nouvelle permission de détente du 12 au 26 octobre 1916.
Il suit le cours de l’école des C. C. S. (Cours de Chef de Section) de la VIIIe Armée du 15 janvier au 24 mars 1917 et a obtenu le Brevet d’Aptitude au grade de Chef de section le 24 mars 1917.
Après avoir été nommé adjudant le 1er avril 1917, il passe sous-lieutenant le 29 mai 1917. Pour le 1er semestre 1917, le lieutenant colonel Teilhar note en juillet 1917 : « Jeune officier, intelligent, consciencieux, courageux, très bon chef de section. Belle tenue, très bonne éducation, très vigoureux ». Mais il est grièvement blessé le 16 juillet 1917 à la Cote 304 par balle au coude gauche.
La seconde appréciation présente dans son dossier pour le 2e semestre 1917 ne fait que rappeler la blessure et la Légion d’honneur. En effet, sa blessure lui permet d’obtenir deux citations. La première citation est à l’ordre de la division en date du 15 août 1917, suite à sa blessure : « Officier brave et dévoué. A été grièvement blessé en entraînant ses hommes à l’assaut de la position ennemie le 17 juillet 1917 ». La dernière décoration est la Légion d’honneur, inscrite au JO du 12 octobre 1917 « Officier brave et dévoué, a été grièvement blessé en entraînant ses hommes à l’assaut de la position ennemie le 17 juillet 1917, déjà cité à l’ordre. »
Il est admis à la pension de retraite de 3e classe le 12 juillet 1919. Il est promu lieutenant à titre temporaire le 20 mai 1919 avant d’être rayé des cadres le 8 juillet 1921 et placé dans la position d’officier honoraire.
- En guise de conclusion (2)
Malgré les dossiers qui suivent le parcours de Louis Rolland, il n’est toujours pas possible de savoir où il est sur ce cliché. Reste donc à espérer qu’un lecteur, qu’un membre de la famille ou que de nouveaux documents mis en ligne permettront d’avoir enfin son portrait.
- Remerciements :
A Thibaut Vallé pour son aide, une fois encore, déterminante.
- Sources :
Archives de Paris :
V4E 3081 : état civil de Paris, 5e arrondissement, mariages 1880.
D4R1 1485 : fiche matricule de Rolland Pierre Louis, classe 1908, matricule 2599 au bureau de recrutement de la Seine, 4e Bureau.
https://archives.paris.fr/arkotheque/visionneuse/visionneuse.php?arko=YTo2OntzOjQ6ImRhdGUiO3M6MTA6IjIwMjMtMDctMjUiO3M6MTA6InR5cGVfZm9uZHMiO3M6MTE6ImFya29fc2VyaWVsIjtzOjQ6InJlZjEiO2k6MTc7czo0OiJyZWYyIjtpOjEzNzk4OTU7czoxNjoidmlzaW9ubmV1c2VfaHRtbCI7YjoxO3M6MjE6InZpc2lvbm5ldXNlX2h0bWxfbW9kZSI7czo0OiJwcm9kIjt9#uielem_move=0%2C0&uielem_rotate=F&uielem_islocked=0&uielem_zoom=100
Archives départementales du Cantal :
3 NUM 122 : Liste nominative de la commune de Maurines, recensement de 1911, vue 9/12.
https://archives.cantal.fr/ark:16075/1eba8abb21106b9a94bb0050568bb1e3.fiche=arko_fiche_5f926e4eacac2.moteur=arko_default_5f9274ef15acf
5 Mi 714/5-c : état civil de la commune de Maurines, décès pour l’année 1913 et 1916.
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Archives nationales :
19800035/297/39872 : dossier de la Légion d’honneur de Rolland Pierre Louis.
https://www.leonore.archives-nationales.culture.gouv.fr/ui/notice/326903
Service Historique de la Défense
Source : SHD GR 5 YE 139021, dossier d’officier de Rolland Pierre Louis.
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