Les Archives départementales proposent de nombreux documents numérisés. Il arrive qu’il y ait parmi les documents iconographiques de beaux fonds photographiques. C’est le cas aux Archives départementales du Cantal avec le fonds Jonquet. C’est l’occasion d’une recherche qui vise plus à observer le quotidien au passage d’un régiment que le régiment en lui-même. Évidemment, on observera un minimum cet aspect en cherchant à dater et à donner du sens à ce que l’on voit.
Deux clichés sont conservés. Le cliché ci-dessous sera appelé « Cliché 1 » ou « premier cliché dans cette recherche. L’autre sera appelé souvent « Second cliché ».
- Un contexte manquant
Si la légende indique que le 139e RI est à Bourg-Lastic et revient de manœuvres, difficile d’être plus précis. Ces clichés ne sont pas datés et le terme « manœuvres » est très imprécis. S’agit-il de manœuvres d’automne ou de manœuvres au camp de Bourg-Lastic voisin de la commune traversée ?
La présence de chasseurs à cheval ne permet pas d’en savoir plus. Ils sont reconnaissables à leur dolman modèle 1872/84 avec brandebourgs, passepoils et tresse plate noirs (contre blanc pour les hussards).
Les soldats commencent-ils une longue marche de retour, dite « par étapes », de 120 km vers la caserne d’Aurillac ou vont-ils prendre le train, toujours à Bourg-Lastic ? La presse locale, celle d’Aurillac dans le cas présent, indique les mouvements du régiment et peut donner une réponse. Mais la destination du camp de Bourg-Lastic étant pratiquement annuelle, cela n’aide pas à contextualiser les clichés qui nous intéressent. Les articles nous informent simplement que le transport semble se faire le plus souvent en traini.
Deux exemples illustrent la difficulté pour dater ce cliché. En juin 1911, ce sont les réservistes du 339e RI qui sont « arrivés par trains spéciaux » au camp afin de participer à la formation d’une division complète de réserveii. Un escadron du 10e régiment de chasseurs à cheval est aussi cantonné dans la commune. Chaque régiment forme 3 bataillons, ce qui ne nous aide pas à le différencier du régiment d’active. Le journal précise que le colonel du 139e RI était présent accompagné du drapeau. Or, un élément pourrait aider, mais la numérisation insuffisante de l’image empêche d’avoir des certitudes : les tambours visibles sur la seconde image semblent être plutôt âgés avec des moustaches épaisses bien visibles. Cela irait vers des réservistes plutôt que le régiment d’active.
En septembre 1907, les manœuvres du 13e Corps d’Armée se déroulent autour de Bourg-Lastic, avec toujours le 139e RI et le 10e régiment de chasseursiii.
Ainsi, les occasions de prendre ces clichés ont été nombreuses et l’absence de légende précise handicape réellement l’identification. Toutefois un détail semble devoir donner un indice déterminant. Sur le mur de l’église figurent des affiches déchirées.
Une affiche fait la promotion d’une loterie, mais il n’en reste que le titre. Un placard publicitaire est par contre lui assez net pour identifier un vélo et un personnage dessus avec un slogan sur deux lignes en quelques mots. Il s’agit d’une publicité Michelin pour des pneus de vélo.
L’identification ne fait aucun doute. Il existe bien deux modèles de cette affiche. Elles se différencient au niveau de la volute de tabac qui sort du Bibendum : simple sur l’affiche de décembre 1910 et divisée en deux volutes fines sur celle de décembre 1912iv. Ainsi, ce bout d’affiche pourrait nous donner une date : après décembre 1910. Car le dessin, les volutes ainsi que le texte correspondent. Cela pourrait valider l’hypothèse de photographies prises en 1911 lors de la formation du 339e RI pour les manœuvres à Bourg-Lastic.
- Le régiment traverse Bourg-Lastic
Le photographe a choisi un emplacement donnant une vue très profonde, permettant de capturer l’intégralité de la colonne en marche. On peut déterminer la position de l’appareil : il est en hauteur, sans être plus haut que le premier étage d’un bâtiment, avec l’église sur sa gauche, face à la place du village. La perspective est plutôt fermée par l’enfilade des bâtiments le long de la rue : l’église et les commerces et hôtels en face bouchent plus de 80 % de la vue, laissant malgré tout le regard se porter au loin grâce à la route qui reste visible jusqu’à l’horizon.
C’est probablement du balcon de la fenêtre pointé par la flèche rouge sur la carte postale ci-dessous que fut prise la série de photographies montrant le 139e RI en marche.
D’ailleurs cet emplacement a été réutilisé quelques années plus tard lors de la prise de ce cliché qui servit de carte postale. On peut la dater du tout début des années 1920, la fontaine ayant été réaménagée afin d’accueillir le monument aux morts.
Le plus étonnant, c’est qu’un peu plus d’un siècle après le premier cliché, exactement le même point de vue est utilisé par le site de la mairie en 2023 ! La seule différence notable est que cette dernière doit avoir été prise du second étage de ce qui est désormais la médiathèque.
- Un régiment ou un bataillon ?
Le décompte précis des soldats est évidemment impossible en raison une fois encore de la copie numérique médiocre mise à notre disposition. De plus, on ignore si les effectifs sont ceux de paix ou s’ils sont plus nombreux à l’occasion de la manœuvre. Si la compagnie compte 250 hommes sur le pied de guerre, il est parfois à diviser par plus de deux en temps de paixv.
La présence d’officiers est une aide, mais une fois encore, si on arrive à les deviner en raison de leur uniforme un peu plus sombre, impossible de lire leur grade sur leur képi.
Il y a une dernière difficulté qui empêche de faire un décompte fiable en observant le positionnement des sergents (en vert) qui sont sur le côté de leur section : la colonne zigzague ! En effet, la rue est loin d’être dégagée. De ce fait elle doit contourner les calèches laissées le long de l’église et éviter un chariot chargé de tonneaux qui remonte la rue.
Mon hypothèse est qu’un bataillon est en train de passer devant le photographe. Le premier officier (en rouge) est un capitaine (premier grade à être monté) et quatre sections le suivent formant une des quatre compagnies dudit bataillon. Pour ce qui est derrière ce premier groupe, difficile de dire si c’est un bataillon complet ou d’autres compagnies appartenant au même bataillon.
Les règlements pour la marche donnent des outils pour évaluer la place prise par les unités en marche. Pour une compagnie, il faut compter 100 mètres, pour un bataillon 450 et pour un bataillon avec le train de combat complet 560 mètresvi. Même ces éléments ne peuvent apporter une réponse exacte dans notre cas vu qu’on ne sait pas le niveau des effectifs par rapport à ces éléments théoriques pour les effectifs de guerre.
Géoportail permet d’évaluer les distances sur une carte. Voilà ce qu’il en est pour l’espace représenté par l’image.
Les données fournies semblent aller vers une compagnie pour l’élément visible au premier plan et plus généralement à un bataillon complet. Mais est-ce la queue de la colonne sur la première image et la tête sur la seconde ? Ne sachant pas d’où vient la colonne, impossible de le dire. Même l’espacement entre les compagnies et les bataillons est réglementé (10 pas pour les compagnies et 30 pas entre les bataillonsvii), mais le visuel flou empêche de faire parler cet élément. Sur le second cliché où un bel espacement est visible, impossible de dire ce qui arrive après la compagnie : le train de combat ? Un autre groupe de fantassin ? Une autre unité ?
- La vie du village suspendue ?
Comme il avait déjà été montré dans l’étude de la marche d’une colonne du 46e RI [LIEN] il y a plus de dix ans, le passage d’une colonne de soldats tend à suspendre la vie des habitants pour un temps bref. C’est pour nous surtout l’occasion d’observer des éléments de la vie quotidienne rarement montrés par les photographies : de l’instantané.
De nombreux civils observent depuis la rue ou les fenêtres. À la fontaine, sur le premier cliché, trois femmes sont en train de remplir des récipients tout en regardant les soldats passer.
Sur la seconde, elles sont remplacées par des cavaliers et des chevaux.
Si on dézoome un peu dans cet espace autour de la fontaine, on aperçoit plusieurs caisses placées sur le sol à deux endroits le long de la route. Celle au premier plan possède l’inscription « Benzo Moteur » et est accompagnée d’une seconde caisse et d’un récipient.
L’explication de ces caisses est donnée par les cartes postales du début du XXe siècle montrant le même espace. En effet, les caisses sont aussi présentes. Il ne s’agit donc pas d’un élément spontané mais bien d’un dispositif volontairement placé ici. Sur la carte postale ci-dessous, prise avant-guerre (pas de monument aux morts adjacent), on voit bien de quoi il s’agit : des bidons d’essence pour les automobiles de passage, « Benzo-motor » : l’essence était contenue dans des bidons métalliques eux-mêmes conditionnés en caisses de 10viii. D’ailleurs, le bâtiment sur la droite est « Garage Hôtel Merle Café ».
Le passage n’interrompt pas la vie quotidienne du village. Les habitants peuvent même passer dans les espaces entre les compagnies. Et les chariots continuent leurs mouvements, chacun de son côté de la route, la colonne ayant pour consigne réglementaire de circuler le plus à droite possible de la rue.
Dans le second cliché, les enfants sont plus nombreux. Un clairon se retourne dans un geste dont nous n’aurons jamais la raison. Plusieurs civils sont communs aux deux clichés : la personne avec son tablier et sa brouette à foin (plancher à barreaux sans ridelles), l’homme en tablier accompagné du garçon au chapeau noir.
Ce jeune au chapeau noir est pris au vol en train de traverser devant le cheval du capitaine sur le premier cliché.
- Des militaires autour de la colonne
On peut parler d’omniprésence de l’armée dan ces clichés. En effet, il y a la colonne mais aussi des soldats de part et d’autre de la rue, observant le défilé ou s’affairant à leur mission. Loin d’être tous équipés, on peut en conclure que le village servit de cantonnement pour des unités. La présence de plusieurs chariots militaires semble le confirmer. En 1911, le 339e et le 10e Régiment de Chasseurs à cheval y étaient.
Le premier espace intéressant est ce groupe de quatre hommes le long de l’église. Sur le premier cliché, un soldat tient un cheval. Est-ce celui d’un officier invisible à l’image ou celui du cavalier qui s’éloigne ? Sur la seconde image, les quatre hommes sont toujours présents, d’autres se sont joints à eux dont un cycliste qui salue. Peut-être est-ce le cycliste qui était de l’autre côté de la rue sur la photographie précédente ?
Intrigant est le groupe de soldats, baïonnette au canon derrière les chariots. Peut-être est-ce le piquet pour le drapeau ? Mais à ce niveau de résolution, impossible une fois de plus de dépasser le stade de l’hypothèse. Sur le mur de l’hôtel, au-dessus du groupe de militaires, on observe une belle plaque publicitaire émaillée pour les biscuits LU.
- Quelques détails pour finir
Le long de l’église, ne serait-ce pas le corbillard ?
Un chien est visible sur chaque photographie.
Sur le pignon de ce bâtiment, l’horloge indique une heure. Les deux aiguilles sont perceptibles et semblent indiquer 9h45. Le médaillon en haut à droite dans l’image montre l’heure lisible sur la seconde photographie : elle semble indiquer 9h50 avec les deux aiguilles superposées, soient 5 minutes après la première, ce qui fait sens avec ce que l’on observe de la colonne.
- En guise de conclusion
Les documents sont très riches et la numérisation donne accès au plus grand nombre, aux curieux. Il est aussi possible de réutiliser les documents, mais il est dommage que la qualité des images mises à disposition reste insuffisante pour pouvoir découvrir tout ce que le cliché original a à proposer.
Ces clichés offrent un instantané d’une colonne de militaire et d’une population civile interrompue dans ses activités. Les détails ont permis de proposer une date, juin 1911, un contexte, lors des manœuvres dans le camp de Bourg-Lastic auquel participe le 339e RI formé pour l’occasion. Il manque encore des confirmations à ces hypothèses et… la mise à disposition d’une numérisation plus fine permettant de lire les détails que le flou et la pixelisation rapide ont empêché de lire.
- Pour en savoir plus :
Vidéo très complète sur le camp de Bourg-Lastic : https://www.archivesdepartementales.puy-de-dome.fr/n/le-camp-de-bourg-lastic-histoires-et-memoire-autour-d-un-camp-militaire/n:686
- Sources :
Archives départementales du Cantal :
36 NUM 251-252 : Troupes du 139e, de retour de manœuvres, traversant le village de Bourg-Lastic (Puy-de-Dôme)
Archives départementales du Puy-de-Dôme :
530 Fi 881 : Abside de l’ église et Grande rue. Ed. Soulier. Photothèque63 – TOUS DROITS RESERVES.
559 Fi 275 : 3261 – L’ Auvergne pittoresque – Bourg Lastic. Place de l’ église. Ed. VDC-ELD.
Photothèque63 – TOUS DROITS RESERVES.
507 Fi 433 : 3268 – L’ Auvergne pittoresque – Bourg-Lastic. Place de l’ Eglise » . Ed. VDC-ELD. Photothèque63 – TOUS DROITS RESERVES.
14 Fi 34 : Bourg-Lastic. L’ église et la Grande Rue » . NB. Vierge. Cliché Valeix, édition Soulier. Photothèque63 – TOUS DROITS RESERVES.
IGN :
Mission C2432-0041_1946_F2432-2532_0051 du 26/09/1946
Gallica :
Carte du camp de Bourg-Lastic, dressée en 1898 par MM Georgeon et Calvy, Service géographique (Paris). Bibliothèque nationale de France, département Cartes et plans, GE C-2588.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b530296720
iL’Avenir du Cantal n° 90 du vendredi 16 mai 1913, page 2.
https://archives.cantal.fr/ark:16075/1eba9dd2fafd6e8caea50050568bb1e3.fiche=arko_fiche_5fbfc46aa864f.moteur=arko_default_5fbfc22f55ae9
iiLa Croix d’Auvergne, 4 juin 1911, page 6/6.
iiiL’Écho de Paris, 25 août 1907, page 4/6.
ivPour visualiser les deux affiches, voir ces deux sites d’enchères qui proposent les images en haute résolution :
– Modèle 1912 : https://www.invaluable.com/auction-lot/marius-rossillon-ogalop-1867-1946-pneu-velo-miche-138-c-b0b41238fd
vGoya Michel, La chair et l’acier, L’invention de la guerre moderne (1914-1918), Paris, Tallandier, 2004, pp. 120 à 123. Dans la partie « Pénurie d’homme », Michel Goya évoque 115 hommes par compagnie au début du XXe siècle, mais 80 pour les exercices une fois les hommes de corvées ou spécialisés défalqués.
viAnonyme, L’infanterie en un volume, manuel d’instruction militaire, Paris, Librairie Chapelot, 1914, p. 378.
viiIbid, p. 375.
viiiPour en savoir plus sur la distribution d’essence avant 1914 notamment : http://bigtoys.free.fr/ESSENCE%20-%20MARQUES%20ET%20STATIONS%20ET%20POMPES.htm
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