J’ai déjà eu l’occasion de travailler deux fois sur des photographies de soldats du 28e RI (1 et 2). C’est toujours avec beaucoup d’assurance que j’encourage les lecteurs à aller consulter le site de Vincent Le Calvez sur ce régiment. De plus, il donne l’opportunité de trouver des informations très utiles pour analyser ce qui est visible. Cela va être une fois encore le cas pour ce petit groupe d’hommes.
- À la caserne Amey d’Évreux
Si je peux être si catégorique quant à la localisation, c’est grâce à la masse d’informations du site de Vincent et l’indication du 3e bataillon sur l’ardoise. Si les deux premiers bataillons du 28e RI sont casernés à Paris, le 3e lui l’est à Évreux dans la caserne Amey. De plus, l’oblitération, bien qu’incomplète, laisse deviner sans l’ombre d’un doute un « Évreux ».
Un dernier élément confirmant la localisation, si cela était nécessaire, est l’architecture du bâtiment derrière le groupe, caractéristique de la caserne Amey comme on peut le voir sur de nombreuses cartes postales : briques de soubassement, grandes fenêtres blanches et les fameuses cibles pour apprendre aux recrues à viser, qui intriguèrent tant Vincent.
- La classe 1905
Ces hommes appartiennent à la classe 1905. C’est en tout cas ce qu’affirme l’ardoise. Et le « 180 » indique le nombre de jours avant la libération de la classe. Ces hommes ont été incorporés fin 1906 et doivent être libérés en septembre 1908. C’est un moyen efficace de dater approximativement le jour où le cliché a été pris : fin mars, début avril en prenant la date du 25 septembre trouvée pour des hommes de la classe 1905 affectés au 28e RI.
L’ardoise ajoute un intérêt supplémentaire à cette photographie : elle nous informe qu’il s’agit des tailleurs du bataillon.
- L’atelier des tailleurs
Ce n’est pas une fonction si courante car elle ne concerne que peu d’hommes. On trouve théoriquement un tailleur dans chaque compagnie, mais il ne faut pas être surpris par la présence d’un nombre plus important de tailleurs à la caserne : outre les soldats de l’active pouvant partir en cas de mobilisation, il devait y avoir des soldats auxiliaires et d’autres non destinés à partir avec le régiment d’active. D’où un nombre plus important ici. Je n’ai pas trouvé de données sur la composition théorique d’un atelier de tailleurs pour l’instant. Voici par contre une photographie des hommes de l’atelier des tailleurs au 151e RI en 1912-1913 extrait de l’album régimentaire visible ici.
Ces hommes étaient chargés de réparer, rapiécer, récupérer le tissu des uniformes hors d’usage. Ils ont noté sur l’ardoise leur appartenance à cet atelier, mais ils ont laissé aussi des indices visuels de leur fonction.
En effet, ils ont joué de la craie sur l’ardoise mais aussi sur leurs tenues et pas seulement pour faire blanchir les « 28 » de leur col ou de leur képi. Un premier a dessiné les ciseaux du tailleur et ce qui ressemble à une médaille.
Un autre a dessiné des poches et s’est attribué un galon de sergent auquel il a ajouté le liseré de rengagé quand un dernier s’est contenté de matérialiser des poches existantes.
Toutefois, leur fonction n’apparaît pas que par de la craie. Le zoom le montre clairement : plusieurs vestes n’ont que quatre boutons et il y a une bonne raison à cette « anomalie » : ce sont des vestes sur lesquelles ils sont en train de travailler. Il ne manque pas que des boutons pour la fermer, il manque aussi ceux des manches. C’est le cas de notre soldat qui a dessiné les fausses poches, mais aussi de son voisin derrière lui à droite. L’un d’eux a aussi une tunique avec un grand fil autour du cou et surtout une clef au doigt. Il s’agit peut-être du maître tailleur, ce qui pourrait expliquer la marque sur le bonnet de police.
Un autre a une veste « ras-cul » inachevée également.
Une épingle de sûreté est aussi visible sur une veste.
- Mary Guincètre
Incorporé au 28e RI le 8 octobre 1906, Mary Guincètre est un jeune habitant de l’Eure. Il a déclaré être cultivateur mais devait avoir des compétences pour intégrer l’atelier des tailleurs. Sa fiche matricule se résume aux dates d’incorporation et de libération en ce qui concerne son service actif. Aucune indication concernant sa fonction de tailleur, l’information n’ayant pas été jugée utile par l’administration militaire au moment de la réalisation de sa fiche.
La description physique ne permet pas de déterminer où est Mary dans ce cliché : front large, petite bouche, menton rond, visage ovale. Une fois de plus, cette description, aussi précise soit-elle, peut être celle de plusieurs hommes visibles. Par contre, ce qu’il a écrit nous permet d’appréhender ses préoccupations du moment. Il écrit à un ami, Lucien Grosso Peignier, de l’attendre pour sa prochaine permission de 24 heures.
« Evreux le 22 mai 1908
Cher copain
Je repond a ta lettre pour te dire que jirait comme tu me marque sur ta lettre jiret 24 heures m’est comme Leroy ne sans va pas en permision trouve toi a Beuil je prendrait le train de 6h45 le matin si tu me voit pas demain soir a evreux je ne peut pas avoir 2 heures toute les permission de 24 heures sont signer que pour minuit je conte sur ta bonne volonté pour te trouver a Breuil
Ton copain qui te serre la main
Guincètre Mary
A dimanche matin sans manque
Monsieur Lucien Grossos Peignier a Esy Eure. »
Le niveau 2 d’instruction mentionné sur la fiche n’est pas surprenant : on constate un grand nombre de fautes, aucune ponctuation et des termes écrits phonétiquement à commencer par les noms de lieux : « Esy » pour « Ezy »
Le dérouler en est si précis qu’il est possible d’en faire une petite chronologie assez précise :
vendredi 22 mai 1908 | Rédaction de la carte et envoi |
samedi 23 mai 1908 | |
dimanche 24 mai 1908 | Permission de 24 heures ; prendra le train de 6h45. |
Une fois encore, on peut constater la confiance qu’avait la population dans l’acheminement rapide des lettres. Pour organiser sa permission de dimanche, son courrier ne part que deux jours avant, avec une indication pour le samedi soir. Car je doute qu’il soit question de la semaine suivante ici.
Après 1908, Mary a retrouvé le 28e RI à deux occasions, lors de ses périodes d’exercices, en 1911 et 1913. Il rejoint le 28e RI le 4 août mais part pour la zone des armées le 9 avec son régiment de réserve, le 228e RI. Sa campagne est hachée par les blessures (en septembre puis en novembre 1915), la maladie qui entraîne une nouvelle évacuation en 1917 puis son retour au 228e RI. Il est finalement capturé en juillet 1917. Devenu caporal en 1915, il est cassé de son grade en 1916.
Une fois libéré il finit par s’installer dans l’Orne où il décède en 1931.
- La recherche ne s’arrête pas là
En consultant la galerie de photographies du site de Vincent, j’ai eu la surprise de trouver ce cliché :
Pour moi, il n’y pas de doutes : elle a été prise au même endroit. On retrouve les fenêtres, la cible et, sur la droite, la terre entourant probablement un arbre et la même marque dans le blanc de la fenêtre.
Je pense même qu’elle a été prise le même jour : on peut observer ici aussi des « 180 » notés à la craie sur les vestes et l’oblitération indique un départ d’Évreux le… 21 mai 1908. Hélas, pas d’ardoise pour nous dire le lien qui unissait les hommes de ce groupe : hommes d’une chambrée, comme la présence d’un caporal pourrait le laisser imaginer ?
Probablement existe-t-il d’autres photographies prises ce jour-là, car on imagine facilement qu’il n’est pas venu pour deux photographies !
- En guise de conclusion
Avoir la base photographique et documentaire d’un site comme celui du 28e RI est une aide inestimable pour analyser une photographie comme celle-ci. On le voit aussi, c’est un moyen de partager des documents, chacun s’enrichissant de leur mutualisation.
Dans d’autres cas, c’est même le seul moyen de donner du sens à ce que l’on voit. Mais ce sera pour une prochaine analyse…
- Source :
Fiche matricule de Mary Guincètre, classe 1905, matricule 117 au bureau de recrutement d’Evreux, Archives départementales de l’Eure, 41 R 90, vues 213 et 214/912.
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