Ce qui a arrêté mon regard, c’est évidemment l’inscription qui, pour une fois, donne un jour et un contexte à une photographie. Mais l’étude de cette photo carte a permis de trouver bien plus en raison d’un index…
- Marche d’épreuve
La marche d’épreuve est un moment important pour une jeune recrue. Après quelques mois d’instruction, c’est une étape permettant de déclarer s’il est apte à entrer en campagne. L’instruction des jeunes recrues reposait sur un enseignement progressif des ordres, des formations, du tir et de la marche. Pour la marche, les distances augmentaient ainsi que le chargement à mesure que les semaines s’écoulaient, jusqu’à la fameuse marche d’épreuve.
C’était un événement annuel relayé abondamment par la presse locale comme nationale.
En voici un exemple dans un journal parisien :
C’est d’ailleurs la presse locale, à défaut de témoignages directs, qui nous permettrait de savoir si la marche d’épreuve a été réglementaire (sur 4 jours) ou, si, comme dans certaines garnisons, il s’agissait de faire 50 kilomètres en une seule journée et comme le préconisait le général auteur de cet article dans la Revue d’infanterie :
« (…) Là où le climat n’est pas particulièrement rigoureux (…) c’est la date du 15 février qui est admise.
Par conséquent, c’est au 15 février que l’homme de recrue est qualifié pour coopérer à cet ensemble qu’est une compagnie sa valeur guerrière.
On n’est guère fixé sur les épreuves auxquelles il serait bon de soumettre le soldat avant de déclarer qu’il a atteint un degré d’instruction suffisant pour être admis à l’école de compagnie.
L’épreuve de la marche est la seule exigée, généralement. Elle consiste à faire exécuter 100 kilomètres en quatre jours consécutifs, avec chargement de campagne, à raison de 22 kilomètres le premier jour, 24 le second, 26 le troisième et 28 le quatrième (…). »
Ministère de la Guerre, La revue d’infanterie, n° 325, 18 janvier 1914, Paris, édition H. Charles-Lavauzelle, 1914. page 194. Article du général Cordonnier, Le fantassin à l’instruction.
Source : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6535152v
Ces hommes ont mis les fusils en faisceaux (1) et laissé leur sac (2) pour cette halte ou cette pause.
Ils n’en gardent pas moins leurs cartouchières qui sont visiblement chargées, plus probablement de plombs plutôt que de paquets de cartouches.
Cette marche est un moment important au point qu’il fait souvent l’objet de photographies, comme c’est le cas ici.
Sans cette inscription, plusieurs éléments auraient pu faire penser à cette marche. Le fait que le tambour soit présent est significatif : il fallait donner le rythme tout au long de ces longues marches.
On peut aussi voir l’état des brodequins et des guêtres, complètement recouverts d’une couche blanche de poussière et de terre.
La distance parcourue devait déjà être importante au moment où le photographe immortalisa cette scène.
Dernier indice la date : les marches d’épreuve devait se faire entre le 15 février et le 15 mars. Même s’il n’y avait pas eu de cachet de départ et d’arrivée, on aurait pu penser à cette marche grâce au « 200 » écrit sur le cuir du tablier du tambour. Toutefois, la difficulté aurait été de déterminer l’année de cette marche, les libérations de classe s’échelonnant de fin septembre à novembre suivant l’année.
Sachant qu’il s’agit du nombre de jour avant sa libération, que la classe 1910 fut libérée autour du 8 novembre 1913, on arrive à une proposition de date autour du… 23 avril 1913 , ce qui ne colle pas du tout. Mais c’est normal : la classe 1910 devait être initialement libérée à la fin des manœuvres d’automne, mais en raison de la loi des trois ans, on prolongea le séjour à la garnison jusqu’à ce qu’un consensus dans la population et les élus locaux fasse s’achever le service actif de cette classe autour du 8 novembre suivant. Mais notre tambour ne le savait pas au moment où il fut photographié, ce qui explique que l’indication soit en fait fausse, et pourtant vraie au moment où il la nota.
- Une marche bien encadrée
De gauche à droite sur l’image ci-dessous, on trouve un sergent, un major et un sergent rengagé.
Il eut été étonnant de ne pas avoir au moins un caporal dans ce groupe. Ils sont en fait deux, mais les galons sont difficilement discernables sans zoom.
Les dix-huit autres hommes sont de simples soldats. Tous appartiennent au 156e RI de Toul dont le numéro est nettement visible sur plusieurs képis et cols de capotes. Le sergent ci-dessous en est un bon exemple.
- « On ne bouge plus »
Deux attitudes nettement opposées sont observables sur cette photographie. Il y a d’abord quelques hommes, surtout parmi ceux qui sont assis, dont on devine l’abattement, la lassitude, la grande fatigue. Ils ont les jambes écartées, voire sont à moitié allongés, les visages sont baissés.
Ensuite, on trouve des hommes restés debout, prenant la pose ostensiblement. Leur regard est tourné vers l’horizon, ils sont de 3/4 voire de profil (ce qui est assez inhabituel). L’effet est différent du tout au tout avec les hommes assis : on lit ici de la détermination. Elle est en tout cas bien affichée.
Il convient, comme toujours d’être prudent avec la lecture que nous pouvons poser sur des photographies un siècle après. On ne saura jamais ce qui passait dans leur tête… et dans leurs jambes à ce moment précis.
- Le parcours de la photo-carte
Prise le 25 février 1913, on ne sait pas quand l’auteur de la carte put la récupérer. Par contre, grâce aux oblitérations de départ et d’arrivée, on sait qu’elle partit de Toul le 7 mars 1913 et qu’elle arriva à destination dès le lendemain, à Pontcarré, commune distante de 250 kilomètres. Ainsi, la mère de Léon Détanoy eut le plaisir de voir le visage de son fils à peine dix jours après cette marche. On a là un bel exemple de la rapidité avec laquelle les courriers circulaient. Même si ce n’était pas l’instantanéité actuelle, il y avait moyen de garder un contact rapproché en temps à défaut de la distance.
Si sa mère à eu le plaisir de voir son fils en photographie, les informations disponibles peuvent nous laisser espérer que nous pourrons en faire de même.
- Léon Détanoy
Il n’y a aucun doute sur le nom, malgré une manière particulière d’écrire les « n » qui ressemblent en fait à des « u ». On retrouve ce dessin dans le mot « Pontcarré ».
J’ai facilement retrouvé le trace de ce soldat. En effet, il n’y a qu’un « Léon Détanoy » dans le fichier des soldats morts pour la France, né à Pontcarré et de la classe 1911. Seule différence : il n’est pas tombé au 156e RI mais au 169e RI.
La fiche nous donne un bureau de recrutement (Melun) et un matricule (193). Les Archives départementales de la Seine-et-Marne ayant numérisé les fiches matricules, la recherche peut continuer.
Incorporé au 156e RI de Toul le 8 octobre 1912, il a un niveau d’instruction de 3 qui colle bien avec le texte de sa carte, certes court, mais sans aucune faute. Peu de temps après sa marche d’épreuve, il passe au 169e RI (le 13 avril 1913). C’est la raison pour laquelle c’est avec ce régiment qu’il part à la guerre, qu’il est blessé le 1er septembre puis tué le 1er novembre.
Sa fiche matricule fait partie de celles respectant le nouveau modèle qui intègre un plus grand nombre d’informations sur la description physique du conscrit. Autant de possibilités en plus de trouver qui est Léon dans ce groupe. Hélas, il y a un blanc au niveau de la forme du visage, élément particulièrement utile dans ce type de recherche.
On apprend tout de même que Léon est châtain clair et qu’il a les yeux bleu clair. Manque de chance, ces éléments si caractéristiques dans de nombreux clichés sont inutilisables ici : en effet, bien éclairés et les cheveux courts, la majorité des hommes semblent châtain plutôt clair. Et dans certains cas, les cheveux sont invisibles.
Dernier indice : il est noté qu’il a eu un panaris à l’index de la main gauche. L’indice est mince, d’autant plus qu’on ne voit la main gauche que d’une partie des hommes. Mais cela ne coûte rien de prendre quelques instants pour observer chaque main gauche. Seule constatation : un homme a un doigt visiblement raccourci, à la main gauche, et c’est son index ! J’ai vérifié si l’angle de prise de vue est compatible avec un bout de doigt caché, mais non et son autre main montre qu’il a les doigts longs. Sachant qu’un panaris conduisait fréquemment à l’amputation du bout du doigt (et cela arrive encore), c’est un élément qui me paraît fort convaincant. De plus, peut-on imaginer que le conseil de révision ait noté cette information en raison du gonflement de son doigt infecté ? Il est plus logique que ce détail ait été noté car il avait une répercussion constante et visible, l’ablation du bout du doigt.
La confirmation pourrait venir de sa couleur d’yeux et de cheveux. Évidemment, il fait partie de ces hommes à la tête baissée dont on ne peut deviner la couleur des yeux et des chevaux. Mais la piste me semble fort plausible.
- En guise de conclusion
Un contexte précis, une date, un homme probablement identifié, voici une photo-carte qui a bien parlé. Elle se révèle toutefois un peu moins riche en détails. Ces hommes sont soit fatigués, soit posent fièrement et sérieux. Il manque tout de même le lieu exact où le photographe posa son trépied. Mais, là, pas de miracle : sept arbres nus et un chemin, c’est un peu mince.
- Sources :
Archives départementales de Seine-et-Marne, fiche matricule de Léon Détanoy, classe 1911, matricule 193 au bureau de recrutement de Melun, 1 R 1379, vue 297/797.
JMO du 169e RI, SHD 26 N 702/2.
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