C’est bien une carte postale qui fait l’objet de cette petite recherche. Originale bien que restée vierge, elle montre ce qu’il est parfois possible de découvrir. Une photographie nous mettant face à des hommes qui ont été mobilisés, mais aussi une manière d’aborder un thème de manière différente, ici le conseil de révision. Certes, les photos cartes de conscrits ne sont pas rares, mais une carte postale avec les conscrits d’une toute petite commune, voilà qui est plus original.
- Un contexte
La légende du cliché est fort utile : elle nous donne d’abord un lieu, Saint-Paul-le-Gaultier, village de Sarthe peuplé de 775 habitants d’après le recensement de 1911 (source : accès au site de l’EHESS ).
Ensuite, elle nous donne une indication laconique et à interpréter : « classe 1911 ».
Les occasions où les hommes d’une classe se réunissaient n’étaient pas nombreuses. Il n’y en a en fait qu’une : lors du passage devant le conseil de révision, les autres étapes du parcours militaire d’un homme étant individuelles. Et ils sont trop jeunes pour participer à une réunion des anciens d’une classe.
- Le passage devant le conseil de révision
Cette photographie a donc été prise selon toute vraisemblance à l’occasion du passage de ces hommes devant le conseil de révision. C’est un jour important pour les jeunes hommes, le jour où l’on se rend au chef-lieu de canton, ici Fresnay-sur-Sarthe, avec sa plus belle tenue pour paraître sous son meilleur jour face aux officiels du conseil. Tous ont un nœud papillon, un costume et portent ostensiblement la chaînette de leur montre.
Et tant pis s’il a fallu mettre le costume prêté par quelqu’un, un frère par exemple, ou acheté pour un mariage et qui est bien trop court maintenant.
Et tant pis si le costume est au contraire trop long, ou avec un motif moins passe-partout qu’une couleur unie foncée. Il faut bien présenter.
Consulter les minutes du conseil de révision permet de se rendre compte que la photographie fut prise après le passage devant le conseil. En effet, ce jour-là, le 26 mars 1912, 7 hommes du village se présentèrent. Pourquoi n’y en a-t-il que quatre alors sur la photographie et pourquoi cette certitude ? Voilà un tableau réalisé à l’aide de ma première lecture :
AUBERT Louis | Bon | 1,62m | 63 kg |
BRUNEAU Joseph | Bon | 1,63m | 60 kg |
CHOUIPPE Placide | Bon | 1,70m | 70 kg |
LECOURT Marcel | Bon | 1,68m | 70 kg |
MORIN Gaston | Exempté | ||
ROMME Jules | Ajourné | ||
ROYER Jules | Ajourné |
Quatre hommes seulement furent considérés comme « bons » pour le service armé. Ils forment donc la classe 1911 du village. La commune n’envoya aucun ajourné des classes précédentes au conseil de révision.
Nous avons donc un contexte précis, une date – mars 1912 – des informations individuelles et des visages. L’étape suivante est évidemment de remettre un nom sur chaque visage.
- Un nom sur un visage
Quatre visages sur une carte postale à mettre en parallèle avec les archives, il devient possible de retrouver qui est qui. Ce n’est en fait pas si simple. En effet, les descriptions sont assez sommaires. Ainsi, tous sont décrits comme ayant un visage « rond »… Il y a tout de même des spécificités qui devraient nous aider.
AUBERT Louis | 1,62m | 63 kg | blond | verdâtre | |
BRUNEAU Joseph | 1,63m | 60 kg | Châtain foncé | Bleu foncé | |
CHOUIPPE Placide | 1,70m | 70 kg | châtain | marron | |
LECOURT Marcel | 1,68m | 70 kg | Châtain foncé | Marrons clair | Front fuyant, petit |
Le plus facile à identifier est Placide Chouippe : il est le plus grand du groupe, avec son 1,70 m. | Est-ce Louis Aubert ? La couleur très claire de ses yeux le laisse penser. Mais peut-on dire que ses cheveux sont blonds ? | Joseph Bruneau ? | Cet homme est le deuxième plus grand : est-ce Marcel Lecourt ? |
Mais on le voit bien, arriver à des conclusions sûres n’est vraiment pas facile avec le peu dont on dispose. Alors, quand on croise le résultat avec une seconde source, on s’aperçoit que ce qui paraît être une réponse fiable peut s’avérer en fait loin de la réalité !
- Quand les fiches matricules n’aident pas
A l’exception du jeune exempté, tous les hommes disposent d’une fiche matricule. La consultation des 6 fiches nous donne des informations qui compliquent les choses. Toutefois, la rigueur de la méthode de recherche fait qu’il n’est pas question d’écarter les sources qui n’iraient pas dans le sens de ce que l’on veut, mais invite au contraire à toujours prendre avec prudence ce que l’on pourrait penser comme assuré et à toujours s’interroger à la fois sur la fiabilité de ses résultats et des sources. En voici un bon exemple.
La lecture des fiches matricules donne les éléments suivants :
AUBERT Louis | Matricule 542 | 1,62 m | Bon service armé | |
BRUNEAU Joseph | Matricule 551 | 1,65 m | Bon service auxiliaire | Service armé en novembre 1914 |
CHOUIPPE Placide | Matricule 555 | 1,73 m | Bon service armé | 12e Cuirassiers |
LECOURT Marcel | Matricule 581 | 1,69 m | Bon service armé | 44e RAC |
MORIN Gaston | Sans objet | Exempté | ||
ROMME Jules | Matricule 601 | 1,70 m | Bon service armé avec dispense article 21 | Brûlure joue droite, visage osseux, yeux bleu clair |
ROYER Jules | Matricule 604 | Caché | Ajourné 1912 Exempté 1913 | Service armé en novembre 1917 |
Force est de constater qu’il y a toujours 4 « bons pour le service » mais que ce ne sont pas toujours les mêmes que dans la liste de recensement et l’avis rendu par le conseil de révision. C’est a priori illogique. Il ne devrait pas y avoir de différence entre ces deux sources, puisqu’on devrait trouver la même décision du conseil de révision dans les deux. Comment expliquer ces deux différences : qu’un homme jugé bon pour le service armé se retrouve bon pour le service auxiliaire quand un autre noté ajourné n’est en fait que dispensé par application de l’article 21 ?
Faut-il voir une erreur du secrétaire du bureau de recrutement ? Une pourquoi pas, mais deux aussi importantes dans un même canton, cela met sérieusement en doute la rigueur du travail au moins dans ce bureau. Autre possibilité, une erreur du secrétaire du conseil de révision. Mais la minute ayant été signée par un officier supérieur, le préfet ou son représentant et tous les maires des communes concernées, on imagine mal que le maire de Saint-Paul-le-Gaultier ait laissé passer de telles erreurs.
On ne peut négliger la piste d’une erreur de lecture de l’auteur de la recherche. Et vérification faite, il y avait bien une erreur de lecture de la première source : Joseph Bruneau est bien noté comme bon pour le service auxiliaire.
Que faire ? Oublier les premières conclusions ? Non, mais voir si les nouvelles informations sont compatibles avec elles et chercher une nouvelle source qui permettrait d’y voir plus clair.
Voilà ce que donne la seconde version de la recherche :
Jules Rommé est-il sur la photographie ? C’est peu probable si on suit la fiche matricule qui indique qu’il a une marque sur la joue droite. Or, cette joue est visible chez tous les hommes et aucune ne montre une brûlure comme celle mentionnée dans la fiche de Jules Rommé. Si c’est bien le cas, retour à la case départ, ce qui pose un nouveau problème : un des hommes est en fait bon pour le service auxiliaire et un homme bon pour le service armé manque !
Placide Chouippe reste le plus grand. | Louis Aubert ? Mais sa taille de 1,62 m devrait être plus marquée par rapport aux autres conscrits. | Joseph Bruneau ? | Cet homme est le deuxième plus grand : est-ce Marcel Lecourt ? |
Heureusement, cette troisième source existe : il s’agit des cartes des anciens combattants. Certes, ce fichier est lacunaire (il ne concerne que les personnes ayant fait renouveler leur carte au début des années 1930 si je ne m’abuse) et ne porte que sur les hommes ayant fait cette demande, mais ces cartes peuvent donner un visage à un nom et par comparaison l’identité certaine d’un des quatre hommes de la photographie.
- Croiser les résultats avec une autre source
Seule une carte d’ancien combattant a été trouvée. Il s’agit du Saint-Paulois Jules Rommé, celui qui est noté comme bon dans la fiche matricule mais ajourné dans le recensement. Se pourrait-il qu’il s’agisse de l’homme aux cheveux et aux yeux clairs ?
Cela donnerait :
Placide Chouippe reste le plus grand. | Jules Rommé en raison des ressemblances avec la photographie d’ancien combattant. | Joseph Bruneau ou Louis Aubert ? | Cet homme est le deuxième plus grand : est-ce Marcel Lecourt ? |
- Que sont-ils devenus ?
À défaut de savoir avec certitude qui ils sont sur la photographie de 1912. La consultation du fichier Mémoire des Hommes est confirmée par les fiches matricules :
AUBERT Louis | Infanterie. |
BRUNEAU Joseph | Service armé en 11/1914, Artilleur. |
CHOUIPPE Placide | Cavalier. MPF – 5 avril 1918, Somme |
LECOURT Marcel | Artilleur. MPF – 7 juin 1916, Verdun |
MORIN Gaston | Sans objet. |
ROMME Jules | Artilleur. Réformé n°1 1917 suite à maladie. |
ROYER Jules | Service armé en 1917. Chasseur à pied. Réformé n°1 1919 suite blessure. |
- En guise de conclusion (1, janvier 2014)
Même une recherche donnant tous les gages de simplicité (faible effectif, disponibilité de plusieurs sources) peut s’avérer nettement plus complexe que prévue. Au final, aucune assurance sur le résultat, mais une fois encore la preuve que faire parler les images nécessite de la rigueur et de la prudence, au risque de n’avoir aucune certitude, mais au contraire de la frustration : avoir tout le matériel nécessaire mais ne pouvoir rien affirmer.
Une fois encore Thibaut Vallé a permis une avancée dans la recherche de l’identité de ces quatre hommes. Grâce à un site de généalogie, il a réussi à trouver deux images en mesure d’apporter des réponses à certaines questions.
- Mise à jour – Marcel Lecourt et Place Chouippe
L’identification de Marcel Lecourt est donc la bonne. On reconnaît très bien son visage sur cette photographie prise pendant son service actif au 44e RAC au Mans.
Pour le second identifié, la source d’information est la même, mais le document est différent : il s’agit d’une plaque émaillée fixée sur le monument au mort. On reconnaît la photographie de Marcel Lacourt sur laquelle une croix de guerre et une médaille militaire ont été ajoutées. Est aussi visible Placide Chouippe :
Comme son camarade, il s’est fait photographier pendant son service en cuirassier. Il s’agit bien du plus grand homme du groupe, confirmant son identification.
Placide Chouippe | Jules Rommé en raison des ressemblances avec la photographie d’ancien combattant. | Joseph Bruneau ou Louis Aubert ? | Marcel Lecourt |
- En guise de conclusion (2, août 2015)
Les sites de généalogie ne font pas partie des sources que j’exploite. Pourtant, Thibaut Vallé vient de montrer une nouvelle fois l’importance que peuvent avoir ces apports pour retrouver, identifier certains des noms qui figurent sur nos documents.
- Remerciements
À Thibaut Vallé pour m’avoir signalé ces deux documents et à madame Lecourt pour l’autorisation de publier ses deux clichés.
- Source :
Archives départementales de la Sarthe : https://archives.sarthe.fr/
Image : 13 F 1015/2
Liste de recrutement cantonal : 1 R 396
Registre matricule Mamers classe 1911 contenant le canton de Fresnay-sur-Sarthe : 1 R 1212
Cartes d’anciens combattants : 3 R 317
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