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44 – Graïba, Tunisie, 15e BTZ, 1915

Même une photographie floue, prise de trop loin, surexposée, et je passe la quantité importante de défauts qu’un cliché peut avoir, n’est pas sans intérêt. Ce qui fait qu’une photographie mérite plus d’attention n’est pas toujours l’élément visible tout de suite. Certains détails se cachent. Leur observation permet de redécouvrir un petit élément de cette guerre qui ne peut se résumer à quelques mots. Cette photo carte prise en Tunisie en 1915 en est un excellent exemple : cliché de mauvaise qualité mais montrant un camp de prisonniers et donnant dans sa correspondance des éléments utiles pour la compréhension de ce que l’on voit.

  • Une photo-carte qui dit tout, ou presque !

Ce qu’elle ne dit pas, c’est le nom de famille du soldat Justin qui écrit à son épouse. Pour une fois, cela ne nous empêchera pas d’avancer car le texte comme l’image vont nous permettre de faire une recherche déjà assez poussée. Car pour le reste, nous savons tout : la date, le lieu, les circonstances et même, grâce à une croix, où est Justin.

On découvre ainsi qu’il est caporal (on le voit à la patellette sur son torse) et qu’il est en tenue coloniale.

« Graïba le 27 Nov. 1915

Voici une partie du camp des prisonniers ou je suis également en photo fait par un zouave à gauche sous les petites tentes sont les punis de prison. Voilà ma chère nos appartements qui laissent à désirer pour le mauvais temps surtout.

Ton mari qui t’embrasse

Justin »

Nous sommes donc fin 1915, en Tunisie, au camp de prisonniers de Graïba. Il est probable que cette photographie soit la première envoyée par Justin à son épouse. On comprend ainsi pourquoi il donne des détails : c’est le camp de prisonniers où il est et les petites tentes sont pour les punis.

L’absence de fiche matricule ne veut pas dire qu’il ne soit pas possible d’en dire plus. En effet, un rapport rédigé en 1916 sur les camps de prisonniers en Afrique du Nord comporte un chapitre complet sur les cinq camps de prisonniers en Tunisie. Celui de Graïba est le plus important et comporte le plus de développement.

On comprend ainsi que s’il prend soin de présenter le camp à son épouse, c’est qu’il vient tout juste d’être ouvert. En tout cas, c’est ainsi que je comprends la phrase « Le dépôt de Graïba fut installé le 23 octobre 1915 », page 36 du rapport de la Croix rouge.

Si les unités des camps de prisonniers installés au Maroc viennent de la région bordelaise, je n’ai trouvé aucune indication à ce propos concernant les camps de Tunisie.

Cependant, les uniformes sont ceux de zouaves. Or, j’ai trouvé trace de la présence du 15e Bataillon territorial de zouaves à Graïba. Il est fort probable que ces hommes appartiennent à cette unité. Mais au moins une autre unité de zouaves a été affectée dans le secteur au cours de l’année 1916. Difficile alors d’affirmer qu’il s’agit bien d’hommes du 15e BTZ, en l’absence de confirmation venant des états de service de Justin – puisqu’on ne connaît même pas le nom de cet homme – et de tout élément permettant de l’identifier. J’ai cherché sur le site où j’ai trouvé ce document d’éventuelles photos cartes de la même série, en vain. Toutefois, les camps de prisonniers étaient le plus souvent gardés par des territoriaux, ce qui va dans le sens de l’identification proposée.

  • En marge des polémiques sur les camps marocains

En 1915, la presse allemande lança une campagne pour dénoncer les conditions de détention en particulier au Maroc. Pêle-mêle y étaient dénoncés le climat insalubre pour des Européens, les mauvais traitements infligés aux punis pour ne citer que ces deux points. En réponse à l’envoi d’environ 30 000 prisonniers allemands au Maroc, il fut décidé de déporter vers des régions inhospitalières de Courlande et de Pologne des milliers de prisonniers français.

C’est dans ce contexte que furent envoyées des commissions de la Croix rouge au Maroc et en Tunisie afin de vérifier les allégations allemandes. La simple lecture du rapport utilisé pour nourrir cette étude montre que la vie était loin d’être l’enfer décrit dans la presse germanique. Alors, quelle est la situation dans le camp de Graïba ?

Ce qui est intéressant dans la photographie, ce sont les deux modèles de tentes visibles. Le premier est le modèle classique pour les troupes coloniales, mais aussi pour les troupes dans les camps en France avant-guerre. Elles servent à la fois pour les prisonniers mais aussi, pour les gardiens. Justin, comme les représentants de la Croix rouge, l’écrit.

« Le camp (…) est formé de tentes occupées chacune par 10 à 12 hommes, (…). Les paillasses contenant 10 à 12 kg d’alfa étaient soigneusement repliées sur elles-mêmes à la périphérie de chaque tente, et l’espace libre du milieu laissait voir un sable fin et propre, agréable à la vue.
(…)
Tout à côté du camp de prisonniers se trouvent les tentes des Français (cadre et garde) exactement pareilles à celles des Allemands. Seul le personnel du cadre a des lits, les autres zouaves n’ont qu’une paillasse. » Page 40.

La présentation générale de la situation en Tunisie, page 12, mentionnait déjà le cas de ces tentes : « À ceux qui s’étonneraient d’apprendre que les prisonniers doivent passer les nuits de janvier sous la tente, nous rappelons que nous sommes en Afrique, dans une région particulièrement tempérée. A côté des camps, exactement dans les mêmes conditions, se trouvent les tentes du personnel de garde, logé identiquement comme les prisonniers ; l’unique différence réside dans l’absence de clôture. »

Ici, il s’agit du camp des prisonniers. On le voit grâce au garde, aux barbelés (à peine discernables) et tout simplement parce que des groupes de prisonniers sont visibles.

Le second modèle de tente est celui à l’origine d’une des plaintes des Allemands : ces tentes servent de prison pour les punis. L’avis de la commission de la Croix rouge est loin de suivre celui de la presse allemande : « La discipline est excellente, nous n’avons vu que deux punis pour indiscipline ; à coté d’eux, dans les tentes cellules, 7 évadés purgeaient leur peine. »

À aucun moment ne sont dénoncées des conditions inhumaines concernant ce dispositif. Tout au plus au plus, dans un rapport concernant le Maroc, est-il noté par le médecin de la Croix rouge ayant visité ces camps de prisonniers, page 13 :

« La peine du tambour, qui consiste à faire séjourner l’homme puni sous une tente basse, est certainement désagréable, mais nous n’avons pas pu constater qu’elle eût entraîné des conséquences graves pour ceux qui en avaient été frappés. »

  • Quelques détails

Que sont ces chariots et ces tonneaux ? Graïba n’a pas de source d’eau potable. L’eau était donc acheminée par citerne puis versée dans des réservoirs souterrains qui gardaient l’eau assez fraîche. Toutefois, le dispositif visible semble plutôt désigner une douche rudimentaire et donc la partie servant à la toilette des hommes.

Toujours dans cette partie de la photographie, on voit probablement ce qui était le seul bâtiment en dur du camp, l’infirmerie.

Ne serait-ce pas un prisonnier dans sa tente ?

À gauche du zouave de garde, ne serait-ce pas une poule ?

Pas de doute : nous sommes bien dans un désert : la végétation est clairsemée et recouvre une partie du sol sablonneux mentionné par le rapport de la Croix rouge.

  • En guise de conclusion

Sans que ce camp soit assimilable à un camp de vacances, le rapport des envoyés suisses en dresse un portrait plutôt élogieux : sain en terme d’hygiène et d’alimentation, il l’est aussi par l’activité proposée qui n’a rien d’inhumaine et qui s’effectue exclusivement le matin. Pour les envoyés de la Croix rouge, c’est l’inactivité qui est à combattre, l’oisiveté.

Ce type de document remet le chercheur face à une réalité : quand la quantité de sources accessibles sur Internet sur la Première Guerre mondiale a explosé, les autres secteurs concernés moins directement restent dans l’ombre. Ainsi, les sources sur la situation de la Tunisie et l’organisation de ses camps de prisonniers ne sont pas inexistantes, mais elles se trouvent au SHD de Vincennes.

  • Sources :

Rapport de M. le Dr Vernet et M. Richard de Muralt sur leurs visites aux dépôts de prisonniers en Tunisie et de MM. P. Schazmann et Nr O.-L. Cramer sur leurs visites aux dépôts de prisonniers en Algérie en décembre 1915 et janvier 1916, neuvième série, avril 1916. Genève, Librairie Georg & Cie, 1916.

Accès direct sur le site du CICR : http://grandeguerre.icrc.org/fr/Camps/Graiba/63/fr/

Les prisonniers allemands au Maroc, la campagne de diffamation allemande, le jugement porté par les neutres, le témoignage des prisonniers allemands. Paris, Hachette, 1917.

Accès direct sur le site archive.org : https://archive.org/details/lesprisonniersal00pari


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