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4 – Objet conservé, souvenir perdu

Étrange photographie enserrée dans un écrin de métal. Énigmatique, comme hélas de plus en plus de photographies sorties de leur contexte. Une longue traque commence, toujours inachevée 15 ans plus tard.

  • Assurer sa sauvegarde

Pourtant, son propriétaire n’a pas fait dans la demi-mesure pour protéger cette photographie. Il y tenait probablement beaucoup pour l’avoir mise derrière un joli verre biseauté et enchâssée dans du métal. Peut-être a-t-il écrit au verso qui étaient ces hommes, quand elle fut prise, où ? Car toutes ces informations se dérobent à nous : pas de lieu, juste une pièce au carrelage usagé, au mur défraîchi dont une tenture nous masque une grande partie, peut-être l’âtre d’une cheminée sur la gauche… Pas de date, même si les uniformes sont bleu horizon. Pas d’insigne de col pour déterminer l’unité et avoir une mince piste, juste un grade pour l’homme en second à gauche : peut-être un première classe. Peut-être…

Probablement la vue du cliché suffisait à celui qui a réalisé ce cadre : un de ces soldats, un fils longtemps après pour se souvenir de son père ?

Cette photographie de l’arrière du cadre montre que ce qui se trouve au verso de la photographie reste inaccessible à la curiosité : le métal a été soudé puis limé dans certains angles pour donner un aspect régulier à l’ensemble.

  • Artisanat de tranchée…

… vont s’écrier certains. Bien malin qui pourra affirmer cela. Le cadre est passé de mains en mains sans que son origine et son propriétaire initial ne restent en mémoire. Cet objet n’a plus de racine qui permettrait d’en dire plus. Au final, à vouloir conserver cette photographie à tout prix, l’homme qui a passé du temps et réalisé ce travail soigné n’a permis que la conservation du contenant, pas celui de tout ce que montre l’image.

Ah ! Si l’image pouvait parler… et le cadre !

  • Deux ans plus tard

Ce travail était loin de mes préoccupations quand, au détour d’une page sur le site Delcampe et d’une recherche sur un thème très vague, j’ai été attiré par cette photo carte au milieu de dizaines d’autres :

Le décor est strictement identique et les hommes ont un âge certain ici aussi. Tout plaide pour une photographie prise au même endroit.

1. Le pavage est strictement identique, on retrouve logiquement la zone avec une forme caractéristique.

2. Le pichet est le même.

3. La table est la même.

4. Les chaises sont identiques (en paille, deux barreaux devant, trois sur les côtés).

5. Présence d’une tenture servant de fond qui semble être la même sur les deux clichés.

J’ai noté un indice pouvant, à ce niveau, donner une information sur celle qui fut prise en premier : un pavé est en excellent état sur la seconde alors qu’il a ses arêtes usées et même des éclats sur la première (voir flèches sur les images). Les pavés semblent en d’autres endroits plus usés sur la première, ce qui va dans le sens de l’image sous verre prise après celle qui vient d’être découverte.

Il n’y a que quelques différences dans les détails (nombre de verres, pichet plus ou moins… vide), cadrage, table légèrement déplacée sur notre gauche et, évidemment, quatre hommes sur la première photographie, six sur la seconde.

  • Déterminer l’unité

Ces deux photographies ont comme autre point commun de ne pas avoir de texte à proposer. Toutefois, la seconde photographie a permis une numérisation fine qui a fait ressortir les numéros de col et une inscription. Mais le tirage étant légèrement flou, il est difficile d’avoir des certitudes même sur des éléments aussi simples et identifiables.

Ce sont des soldats d’un régiment d’infanterie territoriale dont le numéro se termine par « 3 ». Hélas, le flou empêche d’avoir une certitude quant au premier chiffre ! « 3 » ? « 4 » ? « 5 » ? Je penche pour des hommes du 33e régiment d’infanterie territoriale.

L’impossibilité de lire correctement, avec l’assurance nécessaire, le numéro du régiment crée une réelle frustration : avoir été si près de savoir…

Ces hommes appartiennent-ils à la même unité que les autres ? La similitude au niveau des uniformes est grande. En l’absence d’homme présent sur les deux clichés ou d’une identification certaine des régiments impossible d’aller plus loin que la mention de similitudes. D’autant plus qu’un réexamen de la première image et des cols fait que je propose tout de même une identification des hommes sous verre : 80e RI ? RIT ? . Mais c’est très flou et il est impossible de faire une numérisation correcte. Ainsi, je n’ai même plus la certitude qu’il s’agit de territoriaux…

Une petite ardoise présente des indications pouvant être utiles sur la dernière trouvée.

Hélas, une fois encore, le flou de l’image empêche d’être sûr du texte inscrit. Proposition : « Délices du Poitou », mais sans certitude ! Et comment l’interpréter ? Allusion à un secteur si ces hommes ont été photographiés à proximité du front ? Allusion à leur origine géographique ? Indication du lieu dans le cas d’hommes au dépôt ? Je n’ai rien trouvé dans ce sens.

Grâce à une retouche numérique réalisée par un membre du forum Pages 14-18, il semble que l’inscription soit « Bises du Poitou », ce que je prenais pour un « l » étant en fait le clou fixant l’ardoise à la table. Le texte reste tout aussi énigmatique mais laisse penser à une mention de l’origine géographique du groupe d’hommes. Rien d’impossible, mais faut-il encore le démontrer…

L’ardoise est-elle un indice du lieu où furent prises les photographies : ce pourrait être un espace (extérieur ?), chez un photographe. Le tissu tendu à l’arrière, la posture prise par les hommes, les tenues impeccablement boutonnées, la cigarette peuvent le laisser penser.

  • Une indication de l’année ?

En l’absence de tout texte, seule l’étude des uniformes permettrait d’avoir une idée de la période au cours de laquelle cette photographie a pu être prise. On observe des vareuses à cinq boutons, celle du caporal à gauche avec poches de hanche intérieures, les autres avec poches de hanche plaquées à l’extérieur.

Il s’agit de vareuses modèle 1914 et le 2e type est introduit fin 1915. Premier indice de datation.

On observe des culottes, des bandes molletières et des calots de modèles identiques, mais aucun chevron de présence. Une médaille est visible, mais il est seulement possible de dire qu’il ne s’agit ni d’une médaille militaire ni d’une croix de guerre. Est-ce une médaille coloniale ? Si tel est le cas, autant dire que cela ne nous est d’aucune aide pour dater l’image.

Cela donne une photographie ayant pu être prise après 1916… Sans plus de précision.

  • En guise de conclusion (2)

La découverte d’un second cliché pris au même endroit n’a pas résolu les questions que la première avait posé, à savoir : qui sont ces hommes, quel est leur régiment, où et quand ont-ils été photographiés ? Toutefois, on peut espérer qu’à terme, d’autres clichés pris au même endroit soient disponibles permettant, comme ce fut tout de même le cas ici, de faire avancer la recherche sur ce qui est désormais une paire de photographies.

Le temps passe et de nouveaux clichés ont été trouvés, toujours pris au même endroit. La Grande Collecte est encore la source de ces nouvelles pistes.

  • Troisième image

Ici non plus, pas le moindre doute sur le fait qu’il s’agit bien du même lieu : même table bien qu’elle soit sous une nappe, mêmes chaises, même disposition du panneau à l’arrière plan qui ne recouvre pas tout le mur. Il y a toutefois deux différences majeures qui ne remettent pas en cause le rapprochement avec les deux autres clichés.
En effet, le pavage montre quelques similitudes, mais pas où on les trouvait sur les deux autres photographies.

Il semble donc que le pavage ait été refait en partie entre les deux premières et la dernière photographie trouvée.

La seconde différence est que la nouvelle photographie est identifiée et elle est datable. Le soldat Camille Chainteau a été affecté au 116e BCA le 16 mai 1917. La photographie ne peut donc avoir été prise avant. Tous les hommes portent une fourragère. Or, le 116e BCA a eu le droit de porter celle de la Croix de guerre depuis le 2 janvier 1917 : n’étant pas alors au bataillon, ce ne peut être celle-ci. Il s’agit donc de la fourragère pour la Médaille militaire obtenue le 13 novembre 1918 mais remise officiellement seulement le 7 mars 1919.
Après quelques semaines autour de Valenciennes en janvier, le bataillon fut cantonné autour de Tourcoing jusqu’à sa dissolution fin mars 1919. L’essentiel des localisations se trouve donc dans la zone qui était occupée par les Allemands pendant la guerre, ce qui ne nous aide pas si les soldats des autres clichés ont été immortalisés avant 1918.

La photographie a des chances d’être postérieure à 1918. On avance, doucement, mais il n’est pas encore possible de faire des recoupements entre la localisation des différentes unités : seul le 116e BCA est parfaitement identifié.

  • Épisode 4

Nouvelle découverte d’un cliché pris au même endroit, sans l’ombre d’un doute quand on regarde les pavés.

Cette recherche rebondit à chaque nouvelle découverte de cliché pris à cet endroit. Mais à la joie d’avoir trouvé une autre piste suit immanquablement une frustration : l’homme photographié au mieux donne un voire deux indices, mais pas de localisation !
Cette quatrième photographie ne déroge pas à la règle. En effet, elle est datée de juillet 1917, on connaît l’affectation d’un des photographiés à ce moment (82e RALT). Mais il n’y a toujours pas de localisation !

De plus, il n’y a aucun moyen de connaître la batterie d’affectation de cet homme en juillet 1917, époque à laquelle il n’en existe pas moins de 12 !
Par chance, l’historique précise qu’en juin, toutes les batteries du régiment sont réunies autour de Crépy-en-Valois. La localisation est encore beaucoup trop imprécise, d’autant plus qu’elle n’inclut pas la section de réparation et que certaines batteries quittent le secteur justement dès juillet.
Quoi qu’il en soit, on s’éloigne de Valenciennes. Au final, la localisation est toujours totalement inconnue.

  • En guise de conclusion (2)

D’autres clichés ne manqueront pas d’être trouvés, montrant ce même espace. l’un d’entre eux, je n’en doute pas, donnera une localisation plus précise et fera avancer la recherche considérablement. Reste à être patient car ce cliché ne viendra peut-être que dans quelques années…

  • Sources :

Image 3 :
FRAD077-071B, État des services et photographie de Camille Chaintreau
http://www.europeana1914-1918.eu/fr/contributions/9785

JMO du 116e BCP, SHD 26 N 835/11.

Image 4 :
Mémoire de guerre dans le Var. Fond Pascal.
http://memoires-de-guerres.var.fr/ark:/73531/s00512ddebb0c33f/512ddebb47bde

Fiche matricule de Pascal Germain, classe 1896, matricule 2402 au bureau de recrutement de Toulon, Archives départementales du Var, 1 R 805

Anonyme, Historique du 82e R. A. L. Paris, H. Charles-Lavauzelle, 1920, 19 pages.
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6361616t

  • Remerciements :

À tous les participants de la discussion sur le forum Pages 14-18.


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