L’aide d’un correspondant est parfois déterminante pour avancer dans une recherche, les fameuses synergies. Mais le plus souvent, ce sont des sources librement accessibles sur internet qui les nourrissent : progressivement, depuis le début de la décennie 2000 ces nouvelles sources ont permis de faire des pas de géant dans l’analyse des photographies. L’été 2014 a été riche de mises en ligne de registres matricules par les Archives départementales, mais une source majeure est aussi devenue facilement accessible : les fichiers des prisonniers de guerre du CICR. Sans elle, le parcours de Victor Cornu n’aurait pas été aussi facile à retracer.
- Le point de départ : cette photo carte
Victor s’est fait prendre en photographie au moins trois fois vu que sur le site d’enchère où j’ai acquis celle-ci en 2011, il y en avait deux autres. N’ayant pas remporté l’enchère des autres, je ne peux que proposer celle-ci. Hélas, le temps passant, j’ai perdu trace des autres. Seule certitude tirée de l’étude comparative des images à l’époque, Victor Cornu est cet homme car il était le seul barbu et commun aux trois clichés.
La photo-carte nous donne quelques informations très utiles : il est prisonnier de guerre à la 4e compagnie, baraque D. Ces informations sont aussi visibles sur la photographie : les brassards des prisonniers portent des indications. Sur l’un on peut lire le IV, probablement de la compagnie.
Un autre porte sur son brassard un « D » et on devine en dessous « Ko… » moin quile s’agisse de « Kg » pour « Kriegsgefangen » :
Le dernier brassard lisible a l’inscription : « P… IV… K… »
Si je n’ai aucune idée de ce qui est inscrit sur ces brassards ni la raison de leur existence, je doute qu’elles ne soient pas liées à ce baraquement et à cette compagnie.
Cependant, pas d’information sur le nom du camp à part ce « N° 247 Kriegsgefangen ensendung ». Est-ce le cmp numéro 247 ? Le st ne dira pas puisque traduit, il signifie « envoi postal de prisonnier de guerre », une sorte de substitut à un tampon de franchise postale. Une note indique que la carte est partie le 1er août 1915 et qu’elle a été reçue le 18.
Grâce au verso de la carte, très laconique, on apprend qu’il écrit à « Madame Cornu au Tourneur, canton de Bèny-Bocage, Calvados ».
En l’absence d’archives librement consultables (les Archives départementales du Calvados sont les seules à demander un abonnement, certes symbolique, pour consulter en ligne ce que tous les autres mettent à disposition gratuitement), j’ai longtemps mis de côté cette recherche. Je l’ai reprise dès la mise en ligne des documents par le CICR le 4 août 2014.
- Les archives du CICR
Grâce à un moteur de recherche très performant (la principale difficulté venant des erreurs réalisées par les secrétaires à l’époque de leur rédaction), il a été facile de trouver les documents mentionnant Victor Cornu. Le tri parmi les dix personnes se nommant « Cornu » et ayant « Victor » parmi leurs prénoms a été simple : un seul est noté comme habitant Le Tourneur.
Ces listes nous apprennent qu’il était affecté au 205e RI et à Mametz (Somme) au moment de sa capture. On y apprend surtout qu’il était interné à Giessen au 25 août 1915 et qu’il fut transféré en 1916 à Meschede. On sait donc où était Victor Cornu au moment où il fut photographié.
Rien de plus, mais c’est une confirmation : pour en savoir plus, il va falloir accéder aux documents payants des Archives départementales du Calvados [Le service est devenu gratuit depuis…]. C’est toujours moins coûteux que de s’y rendre, mais si j’avais dû payer un abonnement à tous les services d’archives pour faire mes recherches autant dire que rien que le fait d’avoir X comptes partout nécessitant un mot de passe, des modalités différentes… je n’en aurais pas fait autant. Me serais-je même pris au jeu ?
- Le parcours de Victor Cornu
Victor est fils unique : cela s’explique facilement le 6 août 1879, à sa naissance, son père a 63 ans et sa mère 39. Au retour de son année de service actif en 1901 (il a obtenu une dispense, étant fils unique de veuve), il devient agriculteur et se marie avec une fille du pays en juillet 1903. En 1911, il vit au lieu-dit La Quièze avec son épouse, ses deux filles (Gabrielle née en 1903 et Suzanne née en 1906) ainsi qu’une jeune domestique.
Toutes ses obligations militaires, il les a faites au 5e RI de Falaise (service actif comme périodes d’exercices). Pourtant, il ne devait pas s’attendre à partir au front avec le régiment de réserve du 5e RI, le 205e RI. En effet, depuis le 1er octobre 1913, il appartient à l’armée territoriale, supposée être moins exposée car composée d’hommes plus âgés. Il arrive donc au dépôt du 19e RIT le 14 août 1914 (ce qui explique que bien que de la classe la plus jeune des RIT il ne soit pas parti avec le régiment début août). Mais au lieu d’être envoyé en renfort au 19e RIT, il rejoint le 205e RI et arrive au front le 3 décembre 1914. Il n’y resta pas longtemps : dès le 18 décembre, il participe à une attaque à Mametz. Difficile de savoir exactement les circonstances de sa capture : ce jour-là, deux compagnies attaquent, la 18e et la 22e. Impossible de savoir quelle était celle de Victor Cornu : la première eut 3 disparus, la seconde 12.
Les mots du JMO sont faibles pour traduire ce que dut être ce 18 décembre pour ces hommes : outre le stress lié à l’attente puis à l’attaque, ces compagnies furent « Arrêtées par un feu violent d’infanterie, d’artillerie et de mitrailleuses, elles se cramponnent au terrain et se retranchent ». Elles se retirent dans la nuit. Pour Victor, c’est le début d’une très longue captivité qui ne s’achève que le 22 décembre 1918 avec son rapatriement. Il est démobilisé le 26 février 1919.
- Pour terminer sur la photographie
Dans les camps, les hommes se retrouvaient mélangés. Ainsi, même si l’on trouve d’autres hommes du 205e RI dans les listes de prisonniers avec Victor, il est photographié avec un des vingt zouaves du camp. Il a conservé son uniforme de début de guerre, ce qui laisse présumer une capture en 1914. Deux autres hommes ont encore leurs vareuses munies de boutons montrant qu’il s’agit de fantassins. Hélas, pas de numéros de col lisibles. Ce détail nous montre que si Victor n’a pas les boutons réglementaires sur sa capote, c’est simplement qu’il s’agit de ceux qui étaient cousus dessus lorsqu’on la lui a donnée pour partir au front : cet expédient fut couramment utilisé à l’automne et pendant l’hiver 1914 quand la production faisait feu de tout bois pour répondre aux besoins de l’armée.
Les deux derniers ont des tenues composées d’effets civils.
- En guise de conclusion
Plus il y a de sources librement disponibles, plus on peut faire parler les photographies, mieux on peut comprendre le contexte de sa prise et les circonstances qui ont amené à cette situation. Il reste encore beaucoup à dire sur cette photographie, mais il arrive aussi que l’on soit confronté au manque de ressources pour étudier un aspect de l’image, ici les brassards par exemple.
- Sources :
État civil de Le Tourneur, naissances 1873-1882, Archives départementales du Calvados, 2 Mi – EC 888.
Recensement 1911, commune de Le Tourneur, 2 Mi LN 357, vue 5/22.
Fiche matricule de Cornu Victor, classe 1899, matricule 582 au bureau de recrutement de Falaise. Archives départementales du Calvados, cote inconnue, vues 128 et 129/604.
CICR, P 26901
CICR, P47806
Anonyme, Historique du 205e régiment d’infanterie, Paris, Editions Lavauzelle, 1922.
JMO du 205e régiment d’infanterie, SHD 26 N 174/1, vues 29 et 30.
- Remerciements :
Merci à Yannick le Gratiet qui a complété les informations sur les textes et abréviations en allemand.
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