Certains documents posent de réelles difficultés, mais avec un peu de persévérance et de chance, en retournant la question autrement, on finit parfois par trouver quelques informations. Je bute encore sur le parcours d’un homme depuis trois ans. La solution pour celui-ci est arrivée au bout de deux. Je vous propose de suivre les différentes étapes de cette recherche chronologiquement et non sous la forme d’une synthèse finale comme c’est le cas habituellement.
- La richesse d’un texte… illisible
La première difficulté a été simplement de transcrire la lettre écrite au dos de cette photo-carte. La mine de plomb est devenue très compliquée à lire.
« Cher Oncle et Tante,
C’est avec le désir de vous êtres agréable que je vous envoies ce petit groupe où je suis dessus, souvenir des manœuvres d’automne de la 18e Division. Je suis toujours bien portant.
J’espère que vous soyez tous de même et vous envoie en même temps tous mes meilleurs souhaits. Je vous aime et vous embrasse cher oncle et tante sans oublier Eugénie Alemant et Louis Paul Vincent.
Nous rentrons de manœuvres dimanche prochain.
S/Ltnt René Vincent
66e régiment d’infanterie
10e Compagnie
à Tour (Indre-et-Loire) »
Ce qui a été le plus difficile à lire fut le nom de ce sous-lieutenant. Mauvaises lectures et interprétations m’ont conduit dans des impasses et j’ai finalement mis de côté cette recherche pendant de longs mois. Mais une fois déchiffré, une consultation du fichier Mémoire des Hommes a donné un résultat : le sous-lieutenant Augustin Vincent est décédé au combat en février 1915. Le résultat est cohérent car cet homme était domicilié à Ecommoy, comme l’oncle et la tante à qui cette carte était adressée.
- Aux manœuvres d’automne de 1913
Bien qu’il ne se soit pas désigné par une croix sur la photographie, pour une fois il est possible de mettre un visage sur un nom. En effet, il n’y a qu’un seul sous-lieutenant sur l’image.
René Vincent pose en compagnie de sept sergents (dont on ne perçoit parfois que la jugulaire dorée) et d’un sergent-major reconnaissable à ses deux galons dorés et à son liseré sur la manche qui indique qu’il est rengagé.
Ils se trouvent probablement dans la cour d’une ferme, lieu habituel de cantonnement lors des manœuvres. On voit un tas de bois, le montant restant d’une échelle qu’on ne laisserait pas dans la rue et peut-être l’entrée d’une cave derrière le sergent-major.
Trois oblitérations ont été apposées sur la photo carte. Celle qui se trouve sur le timbre est très mal marquée. Seule celle d’un autre type, indiquant le jour d’arrivée à destination est lisible, à l’exception de la date. On devine 16 septembre 1913. Le troisième est illisible. Au final, en l’absence d’autres informations à ce sujet pour l’instant, il manque l’essentiel : la région dans laquelle se déroulent les manœuvres. Toutefois, cette date ne nous apprend que le jour où elle a été postée et non le jour de la prise de vue qui peut être antérieure, lors de la concentration par exemple.
- La question de l’affectation des officiers de réserve
Question difficile vu qu’il s’agit d’un sujet que je n’ai jamais étudié. Question étonnante pour un travail sur une simple photographie. Elle se pose car René Vincent a été tué au sein du 117e RI lors des combats de février 1915 en Champagne. En septembre 1913, il était au 66e RI de Tours, en février 1915, il est au 117e RI du Mans. Faut-il y voir un lien avec le changement de résidence de René qui s’est installé à Ecommoy où l’acte de décès a été transcrit ? Seule la consultation de sa fiche matricule éclaircira le sujet.
- Cent fois sur l’ouvrage… ou un beau retour au point de départ !
Preuve que le recoupement des informations est indispensable et salutaire pour faire des hypothèses une réalité tangible, la fiche matricule nous met immédiatement face à deux incohérences dans les premières hypothèses formulées :
– René Vincent ne devient sous-lieutenant qu’en novembre 1914 ;
– René Vincent ne peut avoir été en manœuvre à l’automne 1913.
- Corriger l’identification
Ces deux éléments remettent en cause la lecture du grade et la lecture de l’année sur la photo-carte. Et l’erreur de grade entraîne automatiquement le rejet de l’identification de notre homme comme le sous-lieutenant ! Il est l’un des sergents rengagés, mais lequel ? Ils sont sept !
Sa fiche matricule nous apprend qu’il n’est pas très grand, 1,60 m, qu’il a le nez camus et le visage ovale. Ces caractéristiques, si souvent inutiles car utilisant des adjectifs très communs, se révèlent pour une fois parlant : par « nez camus » on entend court et aplati. Ce sont des caractéristiques peu communes. Et un homme a un visage qui correspond. Avec son képi d’achat personnel, il y a fort à parier qu’il s’agisse bien de René Vincent.
Orphelin, il s’est engagé à la mairie du Mans pour le 66e RI en décembre 1907, devançant l’appel (il est de la classe 1908). Il devient soldat de première classe en avril 1908, puis caporal et finalement sergent en décembre 1909. Il se rengage pour un an trois fois de suite et quitte l’armée au bout de 6 ans de carrière, en décembre 1912.
Les documents indiquent qu’il réside d’abord à Mayet avant de s’installer en janvier 1913 à Tours. Il y reste une fois qu’il a quitté son uniforme. Il travaille dans les chemins de fer, à la compagnie d’Orléans. Toutefois, le 6 rue Félix Faure n’est que sa résidence : il est domicilié à Mayet pour son recensement et sa fiche matricule n’indique qu’un changement de résidence. Est-il toujours considéré comme domicilié en Sarthe ? Cela expliquerait son affectation comme réserviste au 117e RI du Mans.
Il n’est toujours que sergent mais il ne fait pas de période d’exercices en 1913 et il n’est pas mobilisé en août 1914 en raison de son emploi. Ce n’est que le 5 octobre qu’il rejoint le dépôt. Il devient sous-lieutenant en novembre, le 28. Est-il nommé au dépôt ou au front ? Sa fiche matricule ne l’indique pas et le JMO ne mentionne pas son arrivée.
Dernière certitude, son parcours s’interrompt brutalement le 24 février 1915. Participant à l’assaut du 22 février, il est légèrement blessé une première fois. A nouveau touché plusieurs fois le 24, il meurt des suites de ses blessures à Suippes.
- Corriger la date
Après l’identification, il faut corriger la date. Les trois oblitérations à notre disposition ont le point commun d’être mal frappées et peu lisibles. Il nous faut donc prendre celle de départ sur le timbre, très partielle, et celle d’arrivée laisse vraiment penser qu’il s’agit d’un « 13 ». Toutefois, le doublement au niveau du 2e chiffre peut aussi faire penser à un « 0 ». 1910 ? Voilà qui serait cohérent. Si seulement on pouvait lire le lieu où a été postée la photo-carte, nous aurions une piste. Vu qu’il devient sergent le 23 décembre 1909 et qu’il quitte l’armée en 1912, elle ne peut avoir été prise qu’en 1910, 1911 ou 1912.
- En guise de conclusion
De fil en aiguille, on se retrouve très vite loin du document original, entraîné par la recherche vers le destin d’un homme. De nombreuses zones d’ombre restent sur le parcours de l’homme et sur le document lui-même. Il a tout de même été possible de retrouver qui a écrit la carte, probablement où il est sur l’image. Et c’est déjà tellement plus que ce que l’état initial du document laissait imaginer.
- Sources :
Archives départementales de la Sarthe, fiche matricule de René Vincent, bureau de recrutement de Le Mans, 1908, matricule 170, 1 R 1188.
https://archives.sarthe.fr/ark:13339/s0060de2ac76d2e1/620e457eab93d.fiche=arko_fiche_6323417d7893b.moteur=arko_default_632ac50bb17c5
Archives départementales de la Sarthe, liste de recrutement cantonal 1908, 1 R 261
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