Ce nouveau groupe sur cette photo-carte m’a interpellé en raison de la jeunesse des recrues visibles. Le texte et l’étude de l’image ont conduit à quelques constats complémentaires.
- Infanterie ?
Au premier abord, on pourrait imaginer qu’il s’agit d’une photographie prise avant-guerre : la majorité des capotes sont du modèle 1877. Toutefois, à y regarder de plus près, elles sont assez disparates. La date où elle a été écrite le confirme : janvier 1916.
Ce groupe d’hommes est composé de 25 recrues encadrées par deux caporaux et probablement un sergent. L’identification de l’unité n’a été possible que grâce aux pattes de collet du sergent : un « 1 ».
Mais quel est-ce « 1 » ? Grâce à la ville où se trouve Émile Caillibot, Versailles, il n’y a pas de doute possible : il s’agit de sapeurs du 1er régiment du génie.
- De bien jeunes recrues ?
La jeunesse des visages est spectaculaire, mais elle n’a rien de surprenant.
Nous sommes en janvier 1916, la classe 1917 vient tout juste d’être incorporée (elle l’est justement en janvier 1916). Ces jeunes hommes, posant fièrement peut-être pour la première fois en uniformes, ont donc autour de 19 ans, voire moins car il n’est pas impossible qu’il y ait des engagés volontaires. Les hommes de l’encadrement n’en font que plus âgés.
C’est l’occasion de constater une fois de plus à quel point la moustache vieillissait les traits de ces hommes. Même s’il est impossible de garantir qu’ils aient le même âge que les autres, les trois recrues qui ont la moustache font plus âgées. Il n’est pas dit qu’elles ne le soient pas effectivement (anciens exemptés ou ajournés).
- Un lieu
Le texte de la carte est riche en informations :
Versaille (sic) 22 janvier 1916
Chere sœur
Je t’ecrie ses deux mots pour te demandez si tu vas me reconnaître sur la carte que je t’envoi je ne suis pas tres bien parce que la pluis tombaie mes set egal tu doit me reconaitre ton frère qui t’embrasse de loi en attendant de le faire de près
Emile Caillibot
Le lieu est indiqué, la saison et même, c’est rare, le temps qu’il fait au moment où fut prise la photographie. Ce détail permet de comprendre l’exposition faible de l’arrière-plan et l’aspect humide du sol.
La numérisation permet d’améliorer le contraste et de constater que ces hommes ont été photographiés en ville, très probablement dans un espace assez dégagé qui permettait l’exercice des escouades, des demi-sections. C’est un phénomène qui n’est pas rare, l’instruction ne pouvant pas toujours se faire dans les cours trop étroites des casernes. Les règlements sur l’instruction des recrues encourageaient même à sortir au maximum de la garnison.
Déterminer exactement où le cliché fut pris à Versailles n’est pas simple avec le peu que l’on voit. Sur l’esplanade du château ? Ce n’est pas impossible, c’est en tout cas plus probable que sur une avenue, trop étroite et arborée.
Il ne faut donc pas imaginer que ces photographies de groupe montrant des recrues et leur encadrement en dehors de la caserne, étaient prises lors d’une sortie pour les loisirs. Il s’agissait simplement de profiter d’une pause pour prendre la pose.
D’ailleurs, la numérisation permet de voir qu’à l’arrière-plan les exercices continuent pour d’autres hommes.
- Le destin d’Émile Caillibot
Il m’est inconnu, autant le dire tout de suite. Toutefois, son nom n’apparaît pas dans le fichier des hommes morts à la guerre. C’est tant mieux pour lui, mais cela freine les possibilités de retrouver facilement sa fiche matricule, probablement de la classe 1917. En effet, de nombreux départements n’ont rien mis en ligne, ne serait-ce que les tables alphabétiques pour cette période. Qui plus est, Émile peut venir de nombreux départements, le 1er régiment du génie centralisant les recrues de plusieurs départements. C’est même probable : il l’écrit à sa sœur dont il est éloigné. Son patronyme est originaire de l’ouest de la France. Je suis parti des « Caillibot » morts à la guerre pour cibler des espaces. Il n’y en a que quatre, qui viennent de trois communes : Kegrist-Moëlon dans les Côtes-d’Armor et Lalleu et Bain-de-Bretagne en Ille-et-Vilaine. Dans ces trois cas, aucun Émile. Je n’ai pas poussé plus avant : j’attends la mise en ligne des tables alphabétiques qui faciliteront, un jour je l’espère, la recherche.
C’est d’autant plus dommage de ne pas avoir encore retrouvé son dossier car pour une fois, on a un visage : son frère lui a demandé de le retrouver sur l’image, ce qu’elle a probablement fait avec une croix.
- En guise de conclusion
Alors qu’il est déjà difficile de donner un âge à quelqu’un avec un peu de certitude, on constate ici que déterminer le temps qu’il fait n’est pas plus facile. Aurait-on conclu qu’il pleuvait en regardant Émile et ses jeunes camarades ? Probablement pas.
Cette image laisse pourtant sur sa faim : ne pas connaître le parcours précis de cet homme après le 22 janvier 1917, à quel endroit exact elle a été prise. Et ce ne sont que quelques points…
- Émile Caillibot est retrouvé
Partant des informations trouvées, Thibaut Vallé s’est une fois encore attaché à en savoir plus sur cet homme. Il a trouvé !
Émile avait bien 19 ans lors de la rédaction de ce courrier. C’était un haut-breton de Janzé, fils d’un journalier et d’une garde-barrière toujours en activité en 1911 et domiciliés au lieu-dit « Le Béchet ». Dans ce même recensement, deux sœurs apparaissent. Il est probable que la famille n’ait compté que trois enfants, Émile étant l’aîné, né à peine sept mois après le mariage des parents.
Alors à qui a-t-il écrit ? Marie ou Béatrice?
Concernant Émile, on apprend qu’il était domestique au moment de son recensement, ce qui explique probablement son absence du domicile familial en 1911. Son degré d’instruction de 2 est cohérent avec la qualité du français lisible sur sa carte.
Il est affecté au 1er régiment du génie et arrive à la caserne le 10 janvier 1916, soit à peine 12 jours avant que cette photographie ne soit envoyée, donc un cliché probablement pris à la fin de la première semaine d’instruction ! On a la certitude qu’il s’agit bien de notre homme car il est dans le bon régiment et au bon endroit : malade, il doit être hospitalisé à Versailles du 18 au 26 mai 1916.
Il est envoyé dans la zone des armées en octobre 1916 et, à l’exception d’une maladie fin novembre 1918, son parcours ne nous est pas mieux connu dans sa fiche matricule. Démobilisé en septembre 1919, il se maria en 1921 à Janzé et ne continua pas dans la voie tracée avant-guerre : son classement comme « Affecté spécial » des chemins de fer de l’État indique qu’il était cantonnier au Havre dès 1921. Il s’installa définitivement à Rennes où il décéda en mars 1975.
- Remerciements :
Merci un fois encore à Thibaut Vallé qui a mené son enquête avec une grande efficacité et une rigueur tout aussi grande. Grâce à son travail, on peut dire que la frustration de ne pas connaître l’homme qui a écrit cette carte n’est plus d’actualité. Mais il est probable qu’il y ait encore beaucoup à dire sur cette photographie, comme sur les autres.
- Sources :
– État civil de la commune de Janzé , naissances de 1897, Archives départementales d’Ille-et-Vilaine, 10 NUM 35136 334, vue 15/22.
– Recensement Janzé 1911, Archives départementales de l’Ille-et-Vilaine, 11 NUM 35136 16 – Janzé, vue78/147
– Fiche matricule Emile Caillibot, classe 1917, matricule 2284 au bureau de recrutement de Rennes, Archives départementales d’Ille-et-Vilaine, 1 R 2217, vue 889/933
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