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28 – Cérémonie au 138e, Bellac, janvier 1900

Une image peut-être l’occasion de rencontrer un régiment, un lieu qui nous sont inconnus. Certaines régions semblent parfois en-dehors du champ de nos recherches tant elles apparaissent peu. L’étude de cette superbe vue est l’occasion d’aller à la rencontre d’un de ces régiments, le 138e RI. Et il nous permet aussi de constater la difficulté réelle qui existe pour faire certaines recherches à distance.

  • Isolé hier et aujourd’hui

Le 138e RI de Laval-Magnac et de Bellac. Rien que le nom des deux villes est, pour nombre d’entre nous, peu évocateur. Situées en Haute-Vienne, elles se partageaient les bataillons du 138e RI, les 1er et 2e pour Bellac et le 3e pour Laval-Magnac.

Pour faire ces recherches sur des photographies, j’utilise toujours comme base les mêmes sources accessibles sur internet : Gallica, les Archives départementales. Force est de constater en commençant cette recherche que les deux me seront de peu d’utilité. La première source ne donne qu’une carte au 1/80 000e, quand la seconde ne permet d’accéder qu’au cadastre du début du XIXe siècle…

Dans ce cas, je me tourne vers des sources indirectes afin de combler les manques : Delcampe pour localiser, des correspondants pour le prêt de cartes postales, diverses bases de données pour approfondir.

Par chance, le 138e RI a son site, réalisé par Olivier qui fourmille d’informations. Ce cliché provient d’ailleurs de la collection de son auteur qui m’a autorisé à me lancer dans cette petite recherche. Et d’autres sources peuvent parfois compléter à merveille le peu qui est accessible, ce qui est le cas ici.

  • Localiser le cliché

Cette photographie est légendée avec précision : 14 janvier 1900, Bellac, un dimanche. Ce qui m’intéresse, avant d’entrer dans l’analyse précise de ce que l’on voit, c’est où le cliché a été pris.

Si Bellac n’est pas remis en cause, il faut tout de suite exclure la cour de la caserne. La double rangée d’arbres à droite permet une identification rapide, ainsi que l’absence de fontaine au centre comme sur la place de la fontaine : il s’agit du champ de foire. La localisation est d’autant plus sûre que certains éléments sont toujours présents à Bellac en ce lieu, même s’il a changé et s’il est devenu un simple parking automobile : la haie d’arbres, le portail d’entrée d’un bâtiment. On peut le constater sur cette image extraite de Google Streetview.

Ce champ de foire a deux avantages : il permet de réunir le régiment dans de bonnes conditions et il n’est pas loin de la caserne.

  • Quel événement ce dimanche 14 janvier 1900 ?

Avant de se lancer dans des hypothèses multiples en l’absence de sources d’informations, le public visible sur cette image nous montre l’importance locale que revêtit cette cérémonie, quelle qu’elle fut. Le public est présent partout sur l’image : sous les arbres, au fond du champ de foire, même aux balcons et aux grilles des bâtiments à l’arrière-plan.

Il ne fait pas de doute non plus que le photographe a voulu immortaliser cette scène en choisissant avec soin l’emplacement depuis lequel il a fait ce cliché, à un moment particulier par ailleurs. Le cadrage est parfait pour embrasser toute la scène, le moment de la prise parfaitement choisi. Il s’agissait probablement d’un photographe professionnel pour arriver à une telle image.

Une telle cérémonie a bien dû laisser des traces dans la presse locale. L’absence de cette source sur le site des Archives départementales de Haute-Vienne ne veut pas dire absence de la source sur Internet. Par chance, il existe un site, la bibliothèque numérique du Limousin (2), qui pallie en partie à cette lacune. Nouveau coup de chance, un article du 16 puis un autre du 17 janvier 1900 nous expliquent exactement en quoi consistait cette cérémonie. Plus important encore, elle nous donne le texte de ce que devait être en train de dire le colonel à cheval à ce moment précis de la cérémonie, ou peu avant.


Bellac – Les vétérans des armées de terre et de mer. — En présentant le drapeau aux jeunes soldats réunis sur le champ de foire, dimanche à 9 heures du matin, le colonel du 138e régiment d’infanterie a prononcé l’allocution suivante : « Jeunes soldats du 138e vous êtes appelés pour la première fois, aujourd’hui, à saluer le drapeau du régiment Vous pouvez en être fiers car c’est le drapeau d’un régiment qui a un long passé de gloire et d’honneur ; créé il y a deux cents ans, son historique ne compte que des actions d’éclat et pas une faiblesse. II y a prés de deux siècles, notre régiment se distinguait à la prise de Landau, à celle de Philippsbourg, à la défense de Lille, mais sur-tout à la prise d’Arleux où il montait à l’assaut sous un feu violent après avoir traversé deux fossés où les hommes avaient de l’eau jusqu’aux épaules. Il y a cent ans, la 138e demi-brigade était citée pour la prise de Luxembourg, qui est la première bataille de notre drapeau. Mais c’est surtout en 1813 et 1814 que nos anciens se sont couverts de gloire. Le régiment a pris une part glorieuse à toutes les batailles de ces deux campagnes. À Lutzen, à Bautzen, formé en carré, il résiste pendant plus de 2 heures aux attaques de vingt mille ennemis, puis il se reporte brillamment à l’assaut. Dans ces deux batailles, 800 braves du 138e restaient sur le terrain et le régiment reçut en récompense 50 croix de chevalier et 2 croix d’officier de la Légion d’honneur. Le régiment, renforcé par son dépôt, perd encore 400 hommes à Leipzig. À La Rothière, il tient l’extrême droite de l’armée ; à Montmirail, à Vauchamps, à Reims et jusque sous les murs de Paris, le régiment combat sans répit, sans faiblesse. Il est littéralement détruit, car le lendemain de la bataille sous Paris il restait 23 hommes présents sous les armes. Plus près de nous, pendant l’année terrible, le 138e s’est encore signalé à l’attaque du Bourget où il supporte sans faiblir une perte de 300 hommes. Vous voyez que vous pouvez être fiers de votre régiment, nos anciens nous ont laissé de beaux exemples ; je suis sûr que vous chercherez, si les circonstances l’exigent, à les égaler, je suis sûr que comme eux vous aurez le mépris de la mort, je suis sûr que comme eux vous vous portez en avant à la voix de vos officiers, je suis sûr que comme eux vous serez possédés de l’amour de la patrie. Pour maintenir ces sentiments dans vos âmes, pour avoir le cœur vaillant et la tête haute sous la mitraille, voua n’aurez qu’à fixer les yeux sur votre drapeau qui marchera déployé à la tète du régiment. »
Il a ensuite procédé à la remise de la croix de la Légion d’honneur au capitaine Chauvey, du 138e et de la médaille militaire au maréchal des logis de gendarmerie Satre, de la brigade de Bessines. Puis il a remis à la 420e section des vétérans des armées de terre et de mer le drapeau de cette section. En faisant cette remise, M. le colonel s’est exprimé ainsi : « Messieurs les vétérans de la 420e section, je suis heureux d’avoir à vous remettre le drapeau de votre section. Vous venez d’entendre les paroles que j’ai adressées aux jeunes soldats du 138. Vous voyez quelle importance il faut attacher dans l’armée aux traditions, ces traditions ne sont que l’histoire du dévouement à la patrie. En vous associant, vous les vétérans de l’armée, vous donnez le meilleur exemple aux jeunes générations, vous leur indiquez quel sentiment de solidarité on puise dans le service militaire, vous faites une œuvre utile ; pour la patrie, vous faites une belle action. Je suis heureux de remettre à votre président ce cher drapeau, symbole de votre association. »

Source : Le Courrier du Centre, mercredi 17 janvier 1900, page 3.
Accès direct au journal au format pdf sur le site Bibliothèque numérique du Limousin

En complément, un autre article publié dans le même journal le même jour nous apprend qu’il s’agit de commémorer dans tout le département le trentième anniversaire de la bataille d’Alençon (14 janvier 1870) pendant laquelle des soldats du département s’illustrèrent.

Il s’agit donc d’une quadruple cérémonie : la présentation du drapeau aux jeunes recrues, la remise de la Légion d’honneur à un capitaine du régiment et de la Médaille militaire à un gendarme, la remise d’un drapeau à une association d’anciens combattants et la commémoration du 30e anniversaire d’un combat de la guerre de 1870.

  • Présentation du drapeau

Même si les jeunes recrues ne sont pas encore aptes à entrer en campagne, cette cérémonie organisée à peine deux mois après qu’elles aient revêtu l’uniforme n’est pas prématurée. Elle respecte parfaitement l’article 309 du règlement de service intérieur :


Art. 309 – Dès que les recrues sont en état de figurer dans une prise d’armes. Le colonel leur présente solennellement le drapeau du régiment au cours d’une revue passée en grande tenue de service. Dans une courte allocution, il évoque les souvenirs glorieux du corps et fait appel aux sentiments élevés nécessaires au soldat pour l’accomplissement de son devoir en toutes circonstances. Il fait rendre les honneurs au drapeau, devant lequel il fait ensuite défiler, à son commandement, tout le régiment.

L’article du journal nous donne le texte intégral de la « courte allocution » réglementaire qui est aussi parfaitement dans l’esprit de l’article 309.

L’image manquant de netteté dans cette partie, il est difficile de discerner le drapeau. Toutefois, le groupe de six hommes devant le colonel plaide pour cette interprétation : la garde du drapeau est justement composée de six hommes, cinq soldats de première classe et le lieutenant porte-drapeau, au premier rang au centre.

  • Aux ordres du colonel Andry

L’article ne donne pas l’identité du colonel commandant le 138e RI en 1900. Si l’information peut-être trouvée par de multiples canaux, elle l’a été en cherchant à en savoir un peu plus sur l’officier qui s’est vu remettre la Légion d’honneur à cette occasion. Autant le dire, il est bien difficile de déterminer où est le capitaine Chauvey dans cet ensemble. Par contre, son dossier de récipiendaire de la légion d’honneur (4) confirme que la décoration lui a bien été remise le 14 janvier devant la troupe par le colonel Andry (5), après l’accolade et la formule de réception : « Au nom du Président de la République, et en vertu des pouvoirs qui nous sont conférés, nous vous faisons chevalier de la Légion d’honneur. ». Tout est conforme au décret du 10 mai 1886 du règlement de service intérieur (6).

La photographie est prise au moment où le colonel Andry, qui commanda le 138e RI de 1898 à 1901, salue le drapeau, tous les hommes étant au garde à vous.

Ainsi, non seulement l’article de presse nous a permis de comprendre la présence du régiment, de la foule, mais elle explique pourquoi on peut observer un second drapeau !

  • Honorer les anciens combattants

L’article nous permet aussi de donner du sens à un groupe situé à l’arrière-plan : visiblement formé de trois rangs régulièrement alignés, ces personnes ne portent pourtant pas d’uniforme. Il s’agit sans aucun doute des vétérans de la 420e section d’anciens combattants qui vont être mis à l’honneur à la fin de la cérémonie.

Ceci explique aussi l’importance que pouvait revêtir le drapeau, symbole des combats passés (et glorieux) pour la nouvelle génération. Cette construction passait par des exemples précis et ici incarnés. Ce cérémonial était commun à tous les corps en France.

Reste une question : le drapeau visible est-il celui que la section va recevoir à la fin de la cérémonie ? Est-ce celui du régiment ? Le grain de l’image empêche de le voir convenablement. Il doit s’agir de la Section hors-rang, mais peut-être faut-il voir des gendarmes venus participer à la cérémonie de remise de la médaille militaire à l’un d’entre eux ? Les hommes présents qui restent sont les militaires du 138e RI. Là encore, rien dans l’organisation n’est laissé au hasard et cette image l’illustre parfaitement.

  • Une organisation qui ne laisse rien au hasard

La place de chaque homme est fixée réglementairement et cette image l’illustre parfaitement. Nous avons déjà évoqué la place du colonel et celle de la garde du drapeau.

Le capitaine se place, monté, à droite de sa compagnie. Chaque section a devant elle son chef de section. Pour ce dernier cas, il y a des exceptions bien visibles.

Chaque colonne de quatre sections forme une compagnie. Quatre compagnies forment un bataillon. Le chef de bataillon se trouve à droite du commandant de la compagnie la plus à droite du bataillon. Pour faire simple :

La disposition n’est pas exactement ce à quoi on pourrait s’attendre : le côté gauche est occupé par cinq compagnies, ce qui explique qu’un commandant de bataillon se retrouve non pas à l’extrême droite de la ligne, mais entre deux compagnies. Il est entre la dernière de son bataillon et la première du bataillon suivant ; au centre, deux compagnies ; à droite une dernière compagnie, la musique régimentaire, probablement la section hors rang.

Un peu en retrait, probablement la section d’anciens combattants, mais il peut aussi y avoir des gendarmes, l’un d’entre-eux étant décoré. Il se peut aussi que les gendarmes soient juste à droite de la section hors-rang. La netteté de l’image empêche d’être catégorique sur la question.

La présence de seulement deux bataillons (un en bleu et un en rouge sur le schéma ci-dessus) est logique : le troisième bataillon est à Magnac-Laval.

  • En guise de conclusion

On imagine souvent mal tout ce qui peut être déduit d’une photographie ancienne. Dans le cas présent, la presse et les règlements militaires ont été déterminants pour décrypter les détails visibles. Il est facile d’imaginer ce qu’il aurait été encore possible de voir avec une image un peu plus nette ! On aurait pu, par exemple, compter le nombre de militaires, ou estimer le public présent. Il aurait été possible de dire s’il y avait bien un drapeau devant le colonel ou si celui du 138e RI se trouve derrière lui, dans la section hors-rang… Et une foule de détails n’aurait pas manqué d’apparaître. Mais il ne faut pas avoir de regret tant il a déjà été possible de dépasser la légende originale « Prise d’arme du 14 janvier 1900 à Bellac ».

Collection Olivier – Site du 138e RI. Avec son autorisation.

Sources :

Bibliothèque numérique du Limousin, accès direct au site.
Ministère de la guerre, décret du 20 octobre 1892 portant règlement sur le service intérieur des troupes d’infanterie. Edition mise à jour, des textes en vigueur jusqu’au 1er août 1898. Paris, Editions L. Baudoin, 1898.
Accès direct au document sur Gallica.
Dossier de la Légion d’honneur de Jules Emile Chauvey, Archives nationales ; site de Paris, notice L0510044. Accès direct au dossier sur la base Léonore.
Pour en savoir plus sur le colonel Andry, voir son dossier de la Légion d’honneur et ce complément sur le forum Pages 14-18.
Décret du 10 mai 1886 réglant le cérémonial de remise de décorations. Accès direct au document sur Gallica.


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