La recherche sur des photographies isolées et vides de tout écrit est souvent frustrante et difficile. Outre le manque d’informations du support, le manque de sources peut aussi empêcher d’aller aussi loin qu’on l’espérait. Même avec des documents exceptionnels, légendés, on peut se retrouver face à ces problèmes.
- Des documents exceptionnels ?
Les photographies prises au front, en août et septembre 1914 sont exceptionnelles, au sens où elles sont rarissimes. Ces deux clichés appartiennent au fonds d’un officier du 94e RI, Pierre Lavignon. Il a pris une série de photographies en septembre 1914 pendant l’avance suivant les combats ayant abouti à la victoire de la Marne. Il continua lorsque les unités françaises se trouvèrent face aux troupes allemandes qui ne reculaient plus.
Ces clichés sont déjà saisissants et significatifs : il semble y avoir une volonté de témoigner des signes de la victoire : cadavres de soldats allemands le 9 septembre ou le 19 septembre à Baconnes. Mais il s’intéresse aussi aux hommes et plusieurs clichés montrent ceux de son unité ou ceux rencontrés. Parmi ces clichés, on en trouve deux légendés avec précision : date, localisation et contexte.
Le premier cliché n’est pas posé comme le montre la réaction d’un des hommes, bouche grande ouverte. Les hommes sont à l’abri derrière un talus bordant une route. Cette route est matérialisée par une double rangée d’arbres. Elle est légendée « Ma compagnie avant l’attaque 24/9/1914 ».
Sur la seconde, une tranchée, quelques hommes et un horizon largement dégagé. Sa légende originale est « Sillery 24/9/14 après l’attaque » !
L’historique du 94e RI compense en partie seulement le JMO perdu pour cette période, ce qui est un vrai handicap. Peut-être nous aidera-t-il à aller plus loin que ces légendes en déterminant les lieux exacts de prise de vue et les événements qui se passèrent entre les deux.
- 24 septembre 1914
Ce jour-là, le 94e RI est de retour en ligne après une période de repos et de reconstitution. Transféré avec la 42e DI fin août de la Meuse vers le Champagne, le régiment participe aux violents combats autour de Sézanne jusqu’au 10 septembre puis marche en avant lors de la poursuite des troupes ennemies qui reculent. Le front se stabilise autour du 14 septembre, les combats ne s’arrêtent pas pour autant et ce n’est que les 22 et 23 septembre que le régiment peut se reposer un peu à Mourmelon-le-Grand.
Dès le 23, le régiment remonte en ligne et depuis Sillery lance deux attaques le 24 devant lui permettre de reprendre, avec d’autres régiments, les abords du fort de la Pompelle, pièce importante pour la défense de Reims.
Les deux photographies se passent donc avant l’une de ces deux attaques et après. Reste à déterminer quand dans la journée du 24 et surtout où. Si l’historique du régiment résume la journée en une phrase et le JMO étant absent, d’autres documents permettent heureusement d’avoir une idée précise des positions au début de la journée du 24 septembre à l’ouest de Sillery.
Les différentes sources (JMO de la 83e brigade d’infanterie et de la 42e division d’infanterie) permettent d’affirmer qu’au matin du 24 septembre le 94e RI se trouve dans une zone où il n’existe qu’une seule route bordée d’arbres : celle qui relie la ferme Saint-Jean au château de Romont (c’est la seule figurée ainsi dans le secteur dans un croquis dressé dans le JMO du service de santé de la 42e DI, qui se trouve dans le château). Les autres routes du secteur, quand on observe les cartes d’état-major et les photographies aériennes (certes postérieures) sont soit dépourvues d’arbres, soit celles qui en ont sont en bordure avec une forêt, ce qui n’est pas à l’évidence le cas ici.
Si les soldats ont été photographiés à cet endroit, ils l’ont été très tôt, les deux premiers bataillons devant être en ligne à 7h00 dans une zone, elle aussi totalement dépourvue de routes boisées. On trouve cependant une route boisée dans la zone attaquée par le 2e bataillon mais la légende indique que la photographie a été prise avant l’attaque, ce qui empêche de suivre cette hypothèse.
Il y a tout de même un problème avec l’horaire matinal qui devrait être celui de la photographie : les ombres visibles. Elles ne sont pas allongées comme un matin quand le soleil se lève. Elles font plutôt penser à un cliché pris plus tard dans la matinée.
L’identification est-elle remise en question ? Si l’heure est plus tardive, clairement oui. Or la légende « avant l’attaque » ne veut pas dire en « début de matinée ». Ainsi, monsieur Langlais propose l’hypothèse du canal de la Marne à l’Aisne. Mais tant qu’il ne sera pas possible de déterminer avec précision le parcours de chacun des bataillons, il sera difficile de savoir où fut pris ce cliché.
Pour ces recherches, il est difficile d’avoir des certitudes. Cependant, si le parcours des 1er et 2e bataillons est connu dans ses grandes lignes, peut-être que le 3e est resté en arrière plus longtemps ? Le problème étant qu’on ne sait pas non plus à quel bataillon était affecté le sous-lieutenant Lavignon.
Par contre, une hypothèse ne me semble pas pertinente : celle de remettre en cause la légende originale de l’image. Autant dans certains cas, on peut penser à une erreur, autant là, le contexte particulier laisse à penser que dans ces conditions, les souvenirs sont plus marquants et font qu’il y a moins de risques de se tromper.
Difficile de compter le nombre d’hommes visibles sur la photographie. Elle a beaucoup de grain et un contraste assez médiocre. Derrière les deux hommes dont on voit le visage au premier plan, on perçoit quelques képis ou sacs.
Ils ne sont pas au repos : ils ont tous leur sac au dos et le fusil à portée de main. On remarque l’équipement attaché aux havresacs différent d’un homme à l’autre. Ils sont effectivement prêts à partir pour une marche, ou plus probablement pour une attaque comme l’indique la légende.
Qu’observent-ils ? En effet, à l’exception des deux hommes au premier plan et peut-être celui dont on ne voit que les pieds juste derrière, tous les hommes ont le regard tourné vers ce qui se passe à leur droite. On perçoit ce qui pourrait être un zone blanche au bout du chemin. Une explosion ? Un homme regarde par-dessus le talus : donne-t-il le signal du départ ? Est-ce une autre raison hors-champ ?
L’attaque :
Voilà ce qu’en dit l’historique :
« Le 24, par Rilly-la-Montagne, Puisieulx, il doit gagner La Pompelle. À Sillery, deux attaques successives permettent de franchir le canal et de se porter de l’autre côté de la Vesle, au pied du fort. » Heureusement, le JMO de la 42e DI est nettement plus précis.
Les abords du fort sont repris après une première attaque le matin (le fort lui-même n’avait pas été perdu par les hommes du 138e RI qui l’occupaient). Une seconde ne réussit pas à déboucher en direction de la ferme d’Alger à 13h00. Une troisième à 16h15 subit le même sort. Le front se fige face aux défenses réalisées par les Allemands. Les attaques se succèdent dans le secteur, dès le lendemain.
La carte du 29 septembre montre le blocage :
Alors où a pu être prise la seconde photographie ? Après quelle attaque ? Les hommes sont-ils à proximité immédiate du front ?
Difficile de déterminer le moment de la journée où le cliché a été pris en l’absence d’ombre portée comme sur la première. Si le léger flou empêche de déterminer le lieu, limitant ce qui est identifiable, l’image n’en est pas moins très intéressante simplement pour ce qu’elle montre.
Les hommes ont creusé un élément de défense de campagne, une tranchée. Nous ne sommes pas encore devant le réseau tel qu’il se développera rapidement, mais devant un élément de défense isolé. On peut d’ailleurs observer ce qui doit en être une extrémité à l’endroit où le léger renflement blanc s’arrête. Que cet élément de tranchée ait été creusé par ces hommes ou ait été récupéré par d’autres hommes partis au combat, il s’agit d’une tranchée dans laquelle les hommes peuvent simplement se tenir assis comme ce doit être le cas au moment de la photographie. La légère surélévation à gauche doit marquer le parapet qui indique la direction de l’ennemi : les hommes se sont adossés à ce parapet mais les fusils visibles au premier plan sont tournés dans la bonne direction. De plus, le parapet est toujours plus haut que le parados dans les prescriptions réglementaires.
À nouveau la question est de savoir si cette photographie a été prise à proximité immédiate de l’ennemi ou un peu plus en arrière. Je penche pour la seconde possibilité, il est douteux que les hommes aient ainsi tous tourné le dos à l’ennemi en sa présence et l’officier n’aurait probablement pas pris le risque de s’exposer pour photographier cette scène. Une fois encore, l’absence d’informations précises sur les positions de chaque compagnie empêche d’avoir des certitudes. La carte publiée plus haut montrant la situation des compagnies au 29 septembre est éclairante sur le fait que le dispositif était échelonné, mais n’est pas obligatoirement représentatif de ce qui était en place en soirée, plusieurs jours avant.
Il est à noter qu’à défaut d’avoir pu se rendre directement sur place, les images de Google Streetview – malgré la limite imposée par le lieu de prise de vue qui est toujours une route – montrent que le paysage visible pourrait parfaitement avoir été photographié dans le secteur entre le fort de la Pompelle et la voie ferrée par exemple. En effet, on y trouve de légers vallonnements et des étendues importantes ainsi que des bois. Même si le paysage a fortement évolué en un siècle (abattage de nombreux bois), les similitudes sont un indice réel. En voici un exemple, qui n’est pas une proposition de localisation :
- Soldats de 14
Revenons au premier cliché. Au premier plan, deux soldats sont bien visibles. L’un est allongé sur le ventre et paraît surpris par ce sous-lieutenant qui les photographie, en témoigne sa réaction. Certainement un homme qui faisait son service militaire au 94e RI au moment de la mobilisation, un jeune de l’active en somme. Mais il ne s’agit pas d’une recrue de la classe 1914 ou d’un engagé volontaire d’août car ces hommes sont en pleine formation au moment où le 94e RI est à Sillery.
Le second, à la moustache imposante, est adossé au talus. Il est nettement moins gêné d’être photographié. Il a défait les premiers boutons d’une des deux rangées de sa capote, ce qui donne cet aspect particulier à son col. Ce qui est frappant, ce sont ses traits nettement plus âgés que son voisin. Il s’agit d’un réserviste rappelé à la mobilisation à n’en pas douter. Est-il parti de Bar-le-Duc dès la première semaine d’août ou a-t-il été envoyé en renfort un mois plus tard pour combler les pertes du régiment ?
Quoi qu’il en soit, ces deux hommes sont les fameux soldats de 14, partis avec leur pantalon garance, leur capote gris de fer bleuté, le manchon sur le képi. Les bandes molletières n’ont pas encore remplacé les guêtres bien visibles ici.
- En guise de conclusion
Les photographies prises au tout début de la guerre sont rares. Il y a, certes, de nombreux clichés de correspondants de presse, mais ceux de combattants sont nettement moins nombreux alors qu’ils sont bien plus évocateurs. Si les thèmes sont souvent les mêmes (cadavres ennemis, panoramas, explosions), ceux pris dans la zone des combats ont un intérêt tout particulier.
L’interprétation de ces clichés est confrontée à trois difficultés majeures :
– La légende du document est-elle sûre ? Sachant que de nombreux combattants firent le tri et la mise en albums de leurs tirages bien après, à un moment où les souvenirs étaient déjà bien émoussés.
– Maintenant que les protagonistes ont tous disparus qui peut nous expliquer le contexte exact au moment où la photographie fut prise ? On le voit bien ici, il est très difficile de le retrouver. Tout au plus peut-on faire des hypothèses, hélas difficilement vérifiables.
– Enfin, la qualité du tirage permet-elle de faire ressortir de nombreux détails à même de nous aider à comprendre ce qui se passe sur l’image ? Ces photographies prises et souvent tirées par des amateurs ont souvent du grain, un léger flou qui rend difficile leur exploitation. C’est le cas ici.
Mais ces écueils ne doivent pas nous détourner de ces documents : une fois encore ils sont rares et leurs défauts sont aussi significatifs du contexte.
Ici, ces deux clichés sont remarquables par la vision qu’ils donnent d’une période importante du conflit, son début, juste après la bataille de la Marne. C’est le moment où les Français se retrouvent bloqués face aux Allemands qui se sont installés sur des positions solides, choisies et où les Français essaient de les en déloger. On est donc à la fin de la guerre de mouvements et au début de la guerre de positions. Ces deux images résument ce changement : d’abord derrière un talus, on retrouve les hommes ensuite dans une tranchée. C’est encore une tranchée comme il en était creusé depuis le début de la guerre, mais elle ne va pas tarder à devenir le réseau ininterrompu si tristement connu.
Cette guerre de tranchées, on la retrouve dans d’autres clichés du même auteur que je vous invite à découvrir sur le site « 1914-1918, une effroyable boucherie » de Sylvain Halgand. Je le remercie vivement de m’avoir permis de travailler sur ces photographies.
- Sources :
JMO de la 42e DI, SHD 26 N 342/1
JMO du service de santé de la 42e DI, SHD 26 N 343/5
JMO de la 83e brigade d’infanterie, SHD 26 N 519/7
LAFFONT A. – E., « La Garde », 94e régiment d’infanterie, historique succinct, fascicule n°1, 1914-1916, Rennes, imprimerie Oberthür, 1918.
OLLIVIER H., « La Garde », 94e régiment d’infanterie, historique succinct, fascicule n°2, 1917, Rennes, imprimerie Oberthür, 1918.
REMY Marcel, Historique du 94e RI, Bar-le-Duc, Imprimerie A. Collot, 1920.
Des deux éditions de l’historique, c’est la première qui est à privilégier : elle est illustrée, on trouve des cartes des secteurs occupés et surtout, c’est le plus complet.
Carte Champagne-Argonne, 1:200 000, éditions Taride, 1916.
Source : Bibliothèque nationale de France, GED-7257. Accès direct sur Gallica.
Retour à la galerie des recherches sur les photographies de 1914 à 1919