La variété des situations paraît sans fin. Si des millions d’hommes ont posé en uniforme au début du XXe siècle, ils se sont ingéniés à avoir des attitudes différentes, à faire de chaque image un objet unique. Et sans le savoir, ils font se creuser la tête pour faire parler ce qui est visible.
- Quel régiment ?
Bien difficile de déterminer l’unité de ces huit hommes. Les numéros sur les képis sont illisibles. Il y a bien un homme qui a repassé son képi avec la craie, mais légèrement relevé, le numéro est illisible. Il semble se composer de deux chiffres, mais difficile d’en dire plus. Les bourgerons ne portent pas de numéros.
L’ardoise n’est pas d’un grand secours : « Honneur aux anciens, 313 ». On peut même se demander si ce sont des fantassins, les couleurs des képis étant difficiles à discerner.
Difficulté supplémentaire, comment interpréter ce « 313 » ? 313e RI ? Encore 313 jours à faire ?
- Mystérieux « 313 »
La première idée, la plus pratique, serait que c’est le numéro du régiment. La mention « Honneur aux anciens » pouvant être interprétée comme le fait que ces hommes font une période d’exercices, au 313e RI. Vu que pour ces quelques jours on ne changeait pas le numéro du képi, mettre 313 à la craie serait un moyen de le mettre en évidence. Cette hypothèse pourrait être confirmée de trois manières :
1. Le 313e RI a-t-il été formé en novembre 1911 ? A priori non, les unités de réserve n’étant formées qu’un an sur deux, et rarement à une période aussi tardive à un moment où la formation de la nouvelle classe bat son plein.
2. Joseph Granger, l’auteur de la carte, a-t-il été appelé pour une période d’exercices à cette période ? il faudrait accéder à sa fiche matricule pour le savoir… mais il faudrait avant savoir de quel bureau de recrutement il dépendait. Car des Granger Joseph, il n’y en a pas qu’un.
3. Le 113e RI, qui forme le régiment de réserve 313 est-il à Lyon ? Ce régiment est à Blois. Le 313e RI était-il alors à Lyon (en manœuvres) en novembre 1911 ? Vraiment très peu probable.
Ces trois éléments montrent la faiblesse de l’idée de base. La seconde hypothèse va achever de démontrer que ce ne sont pas des réservistes du 313e RI.
Généralement, les hommes indiquent sur leurs vêtements le nombre de jours qui leur reste à faire avant leur libération. Ici, il ne resterait donc que 313 jours. Cette indication sur le képi est plus rare, mais elle peut s’expliquer par l’impossibilité de l’écrire sur le bourgeron comme cela se fait habituellement sur la capote. De la craie sur le bourgeron blanc écru, cela ne donnerait rien. On trouve parfois ce nombre de jours sur les guêtres.
Datée de 1911, cela nous donne des hommes de la classe 1909 (incorporés en 1910, libérables fin septembre 1912). En prenant comme date de libération le 25 septembre 1912, cela donne une date de prise de vue du… 8 novembre 1910. Problème : c’est la date où la carte a été postée. Plusieurs possibilités : l’image a été postée le jour de sa prise et de son achat ? L’homme a été libéré un ou plusieurs jours avant le 25 septembre (ce qui est possible) ? Sa date de libération prévue ne correspondait pas à la date de libération effective ? Pas d’erreur du côté du calcul, les feuilles de calcul des tableurs permettant une réponse sûre rapidement.
La mention « Honneur aux anciens » pourrait alors se comprendre comme une allusion au fait que ces hommes soient désormais les anciens à la caserne, depuis le départ de la classe 1910 un peu plus d’un mois auparavant.
- En tenue de travail
L’image en elle-même n’est pas très riche. Ces hommes sont en tenue de travail (pantalon de treillis et bourgeron), de corvée.
Ils se trouvent peut-être dans l’enceinte d’une caserne, sur un terrain d’exercices, sur une place publique, mais c’est difficile à déterminer vu le peu d’indices sur la localisation.
Certes, la carte est oblitérée de Lyon gare, mais cela n’indique pas que l’homme qui l’a postée y était caserné. Seul ce fond flou et les quelques éléments visibles (bâtiments, poteau (?) sur un espace dégagé, cheminée d’usine fumant à droite dans la partie la moins nette de l’image) permettraient de le dire, mais en l’absence d’indices nets le rapport temps de recherche / probabilité de trouver est très mince.
On notera que l’empreinte mécanique a permis d’avoir la date où la carte a été postée malgré le fait que le timbre ait été enlevé. Sinon, les trois cachets sur la photo auraient été bien difficiles à exploiter. Le timbre manquant est à 5 centimes, vu que le texte respecte la règle des 5 mots + signature.
On ne voit aucune ombre au sol. Faut-il imaginer une journée d’automne au ciel gris ? En tout cas, nous sommes au moment où les feuilles des arbres finissent de tomber : on en trouve au sol mais il y en a encore visibles sur les branches. Si les hommes avaient été de corvée pour les ramasser, ils auraient fort probablement posé avec la brouette et les balais !
- En guise de conclusion
Une image qui est loin d’avoir dit tout ce qu’elle pouvait nous apprendre. Il reste la piste de Joseph Granger à suivre, mais les homonymes sont très nombreux et rendent une recherche bien aléatoire, surtout en l’absence de lieu précis ou même de degré de parenté avec les destinataires de la carte. Circonstances, lieu, personnes, unités…, ne pas trouver fait partie des règles à accepter dans ce type de recherches.
- Mise à jour
Thibaut Vallé a poursuivi la piste de Joseph Granger, utilisant chaque petit détail de ce document pourtant avare en indices. Voici l’hypothèse à laquelle il est arrivé.
Direction Vasselin, petit village rural de l’Isère. Le 26 décembre 1886, Marie Joséphine Vigneu, femme GRANGER, donne naissance à Félicité. Dans la même commune naît le 30 septembre 1886 Auguste CUTIVET. On a donc deux noms présents sur la carte, dans la même commune. Les deux actes sont face à face dans le registre.
Il est possible de confirmer que la piste est la bonne en cherchant s’il y a un fils Granger.
Même lieu, même registre mais quelques années plus tard, le 2 août 1889 : Marie Joséphine donne naissance à Joseph Granger, donc frère de Félicité.
En 1906, Auguste est appelé sous les drapeaux. Il porte le matricule 753 au recrutement de Bourgoin. Le point d’intérêt de sa riche fiche matricule est le domicile indiqué à partir d’avril 1911. Auguste, qui a épousé Félicité en 1910, vit au 17 rue des Capucins à Lyon. Il s’agit du nom et de l’adresse du destinataire de la carte !
Comme indiqué dans l’article, Joseph Granger étant né en 1889, il fait partie de la classe 1909 du bureau de recrutement de Bourgoin. Il y porte le matricule 1456. Il est artilleur au 54e RAC lorsqu’il écrit ces quelques lignes.
Auguste comme Joseph ont traversé la Grande Guerre de façon plus que douloureuse avec de multiples blessures. Le bilan médical sur la fiche de Joseph « Malade plus impotent qu’un amputé » est on ne peut plus clair.
- Identification sur la photographie
Un détail de la fiche matricule de Joseph Granger permet de déterminer où il est sur le cliché : sourcils et cheveux sont blonds. Un seul homme possède les cheveux très clairs, mais aussi un menton rond, un visage plutôt ovale avec une petite bouche :
- En guise de conclusion (2)
Ainsi, en 1911, Joseph écrit à sa sœur et à son beau-frère installés à Lyon alors qu’il est canonnier servant au 54e RAC. Grâce à la découverte de sa fiche matricule, il a été possible de déterminer avec un peu d’assurance où il se trouve sur le cliché.
Remerciements :
À Thibaut Vallé qui a réussi à retrouver toutes les personnes mentionnées sur cette photo carte.
- Sources :
Archives départementales de l’Isère
https://archives.isere.fr/
5 E 526/9 : commune de Vasselin. Naissances, mariages et décès. Coll. Départementale (1883-1892), vue 16/136.
1 R 1432_03 : fiche matricule de Antoine Auguste Cutivet, classe 1906, matricule 753 au bureau de recrutement de Bourgoin, vue 75/124.
1 R 1476_5 : fiche matricule de Joseph Granger, classe 1909, matricule 1456 au bureau de recrutement de Bourgoin, vue 95/161.
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