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13 – Sapeur du 335e RI, Sivry ?, juin 1915

Cette photo-carte est complète, c’est assez rare pour être signalé : on y trouve une identité précise, une date précise, une unité et une affectation précises, une correspondance ; ne manque qu’une localisation qui peut être déduite des autres informations disponibles. L’intérêt de ce document n’est pas que dans ces informations : il est aussi dans les données disponibles sur cet homme et sur les circonstances qui ont permis à cette image d’être au centre de ce petit travail.

  • Un sapeur du 335e RI

Le 335e RI est le régiment de réserve du 135e RI d’Angers. Comme tous les régiments, il comporte un groupe de soldats dont la spécialité est sapeur. C’est le cas de Julien Derouin. Il l’indique dans le texte de sa carte mais on le voit aussi sur son uniforme car il porte sur ses deux manches l’insigne de spécialité de sapeur :

Qu’est-ce qu’un sapeur dans un régiment d’infanterie ? Il s’agit bien d’un fantassin et non d’un sapeur d’une unité du génie détaché dans un régiment d’infanterie. On le voit d’ailleurs sur les boutons de la capote de cet homme : ce sont des boutons avec la grenade de l’infanterie et non la cuirasse du génie.

Ces hommes sont tout de même spécialisés dans des missions habituellement destinées au génie. De ce fait, il n’appartient pas à une des compagnies du régiment (une des huit pour le 335e RI), mais à la section hors rang qui regroupe tous les hommes liés aux services divers qui permettent le fonctionnement du régiment : musiciens-brancardiers, secrétaires, conducteurs et sapeurs. Son adresse comporte la mention de son appartenance à la SHR, en belles lettres majuscules.

Comme le montre le numéro apparaissant en partie à droite de l’image, il ne fut probablement pas le seul soldat à passer ce jour là devant l’appareil. Il pose, les traits sérieux, avec sa nouvelle capote « Poiret » modèle 1914 du 4e type apparu en décembre 1914. Elle se distingue des modèles précédents par ses quatre poches. Il s’agit du dernier modèle avec une seule rangée de boutons.

On voit qu’il a cousu avec soin ses pattes de col, sans que j’arrive à distinguer s’il s’agit d’un bleu horizon légèrement plus clair que le tissu de la capote ou l’ancien modèle jaune. Ce dernier modèle a été remplacé par celui de même couleur que la capote par un règlement d’avril 1915 : il s’agit donc soit d’une utilisation tardive de l’ancien modèle, soit récente du nouveau. La question, reste en suspend, comme souvent, mais j’ai une préférence pour le nouveau modèle.

Un gros plan sur l’image montre que cet homme a placé des fleurs à sa boutonnière. Plus généralement, la végétation a une place importante dans ce cliché.

  • Lorraine, printemps 1915

Des fleurs à la boutonnière, un pré, des haies à l’arrière-plan, des arbres, un décor bucolique pour cette prise de vue. A cela s’ajoute un pot de fleur, décor un peu incongru en extérieur. Peut-être ce pot a-t-il une signification particulière, un rôle particulier ? Dans les deux cas, il nous échappe. Peut-être était-il là avant, car à proximité de la maison ou de la ferme de ses propriétaires ?
Il y a un peu de vent car un bosquet est flou à gauche de l’image alors que tout ce qui est autour est net (une mauvaise manipulation du photographe aurait entraîné un flou sur tout le bord).

Comme la carte l’indique, nous sommes en juin 1915. Sans la date peut-être aurions nous daté cette photographie du mois d’avril ? En effet, il porte certes une capote récente, mais son pantalon est encore d’un modèle en velours non réglementaire.

Ni la carte ni la photographie ne sont localisées, mais à l’aide de la date figurant dans le texte, il est possible de déterminer à quelle occasion elle a été prise. Grâce au JMO du régiment, on sait que du 20 mai au 1er juillet 1915, le 335e RI est au repos, en réserve. Certes, le repos pour un soldat ce n’est pas grasse-matinée tous les jours et absence d’activités, bien au contraire : exercices, manœuvres et travaux s’enchaînent quotidiennement. Cependant, les hommes ne sont pas en première ligne et c’est souvent l’occasion de se faire prendre en photo.
La CHR du 335e RI – il est qestion ici de la Compagnie Hors Rang, terme officiel pour le régiment, mais il s’agit bien de l’unité où était affecté notre soldat – passe ce mois de repos à Sivry. C’est un village de Lorraine situé à quelques kilomètres du front (dans le secteur de Nomény). Il est probable que cette photographie ait été prise dans le village. Il est toutefois possible que Julien Derouin soit passé devant l’objectif pendant cette période à un autre endroit, les hommes n’étant pas restés fixes pendant un mois.

  • La malheureuse campagne

Ce jugement n’est pas de moi mais bien de l’auteur de la carte : « Souvenir de cette Malheureuse campagne, 1914-1915« . On ne peut être plus clair : Julien Derouin n’a pas une vision positive du conflit. Le « malheureuse » est renforcé par la majuscule. Cependant, il est possible de le comprendre de plusieurs manières différentes : fait-il allusion à ce qu’il a vu ? A ce qu’il a vécu ? A sa vie civile regrettée ? A la séparation des personnes qui lui sont chères ? Un mélange de tous ces éléments ? Le texte de sa carte le laisse imaginer, même s’il est possible qu’il y ait des non-dits :

« Le 10-6-1915
Je t’envoie cette carte pour venir te dire que je suis en parfaite santé et j’espère que cette carte te trouveras de même. Mais je vais te réclamer quelque chose, donc j’espère j’aurais le succès c’est de t’avoir ainsi que ton petit gas et tu diras à Jules (?) qui m’envoie la sienne car comme cela vous aurez chacun une des mienne et moi je voudrais bien vous avoir car j’ai Constant ainsi que Erneste et sa petite Emilienne. Je ne connais rien de nouveau à t’apprendre que te l’envoyers tous mes meilleurs Baisers et souhaiter tout à grand cœur bien vite notre arriver pour toujours auprès de vous tous mais quand personne ne connaît se secret.
Ton frère qui vous oublia pas.

Julien Derouin
Sapeur au 335
SHR
Secteur Postal 94« 

Sa famille lui manque : la carte ne nous apprend strictement rien sur ses activités, à part qu’il est en bonne santé. Par contre, on voit qu’il souhaite obtenir une photographie de sa sœur et de son neveu. Il indique que ce n’est pas la première de lui qu’il envoie et qu’il en a reçu d’autres de son frère Constant. Il termine son texte par une allusion qui est dans l’esprit de la « malheureuse campagne » : Son souhait est de se retrouver auprès de sa famille, que tout cela s’achève vite, mais que personne ne sait quand tout cela arrivera. Il lui faudra encore attendre près de quatre longues années.

  • Le destin de Julien Derouin

Grâce à sa fiche matricule, on sait ce qu’il est advenu de Julien Derouin après cette carte mais aussi où il vivait avant. On apprend qu’il est né dans le Maine-et-Loire à Louvaines le 17 novembre 1886. A-t-il suivi la classe avec assiduité ? La qualité de son français correspond bien au niveau 2 indiqué sur la fiche matricule.
Il réside à Château-Gontier au moment de son recensement, mais il passe devant le conseil de révision à Segré (canton où il avait toujours son domicile). Il fait ses deux ans de service militaire au 156e RI à Toul et est rappelé en août 1914 au 135e RI d’Angers (où il avait fait sa première période d’exercices en 1912).
Plus intéressant est sa profession : forgeron (puis mention ajoutée de maréchal-ferrant). C’est une explication probable à son affectation comme sapeur à la SHR du 335e RI. Mais il y a tout de même un problème sur sa fiche matricule : à aucun moment son affectation à la SHR n’est mentionnée, ce qui n’est pas une surprise, la fiche matricule résumant les régiments successifs et non le détail des affectations dans chaque régiment (sauf à l’occasion d’une blessure ou d’une citation). Mais là, il n’est fait mention à aucun moment d’une affectation au 335e RI, affectation pourtant assurée par la photographie.

Il n’y a pas pour autant une erreur ou un oubli : dans la majorité des cas, le rédacteur de la fiche matricule se contentait de faire apparaître le dépôt (ici le 135e) qui gère à la fois le régiment d’active (135e) et le régiment de réserve (335e). De ce fait, un homme affecté dans un régiment de réserve apparaît souvent dans la fiche matricule comme étant affecté au régiment d’active. Il convient donc d’être prudent avec cette information en l’absence de sources complémentaires pour être sûr du régiment d’affectation.

De plus, ce qui complique les choses, c’est que ses périodes de campagne indiquent : « Intérieur du 4 au 6 août 1914« . Or, s’il avait été affecté au 335e RI qui n’est parti au front que le 12, cette mention du 6 août n’a pas de sens (ou un sens qui nous échappe une fois encore). Par contre, le 135e RI est arrivé dans le Nord-Est le 6 août. Peut-être a-t-il été affecté au 135e RI avant de passer à une date et pour une raison inconnue au 335e RI ?

Au final, la fiche matricule reste un document incontournable pour nos recherches, mais qu’il convient, dans la mesure du possible, de croiser avec d’autres informations pour l’affectation des combattants dans les unités de réserve.

En réalité, il y a bien une mention, mais pas dans les espaces habituels : son affectation à la CHR du 335e RI est notée suite à une vérification de ses droits à la carte d’ancien combattant en 1948 (carte initialement obtenue en 1931).

Il est par ailleurs indiqué qu’il est « nc » que j’interprète comme « non combattant » du 24 janvier au 8 septembre 1916, mais toujours dans la zone des armées. Ensuite, il quitte cette zone à compter du 10 septembre. Le 1er juillet 1917, il passe au 1er régiment de cuirassiers, probablement en raison de son métier. Il ne retourne pas au front, tout en restant sous l’uniforme. Il n’est démobilisé que le 14 avril 1919.

  • En guise de conclusion

La photographie ne peut parler ; son support non plus. Parfois, c’est le propriétaire qui peut en dire plus. Trouvée dans un lot, cette photographie était vendue par une descendante, au milieu de la correspondance de guerre. Quand l’objet n’a plus qu’une ridicule valeur financière (1 euro), la mémoire est perdue. Car c’est bien de cela dont il s’agit : vendus à l’unité, ces documents se retrouvent dispersés irrémédiablement. Même si le montant du lot avait été acceptable, une partie était déjà perdue au gré des acheteurs. Désormais isolé, ce document retrouve une dernière fois un peu de sens et reste encore un temps support d’une mémoire qui devient le simple souvenir physique de toute une vie.

  • Remerciements :

A Benoît pour sa veille active lors de ses pérégrinations.

  • Source

JMO du 335e RI, SHD 26N754/12.


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