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10 – 155e RI, fin 1913, Commercy

Pourquoi s’entêter ainsi ? Encore une photo sur carte postale qui ne dit strictement rien : pas de nom facilement lisible, elle a voyagé sous enveloppe donc pas de lieu ni de date. Mais parfois, au détour d’une image, on retrouve un peu de la vie de ces hommes, un instant bref mais réel. Et certaines images ne sont pas dénuées d’humour.

  • Quel régiment ?

Pas de nom, pas de date, pas de lieu et je vais devoir ajouter à la liste pas de régiment. En effet, malgré la présence de 50 hommes (49 qui posent et un qui passe derrière), pas le moindre indice sur le régiment. J’exagère un peu en écrivant pas le moindre, mais celui qui est donné étant partiel, il ne nous avance guère : le soldat en uniforme (les autres sont en tenue de travail) qui semble être venu se glisser dans le groupe porte son képi, mais pas de numéro de régiment visible. Par contre, celui sur sa patte de collet est nettement visible. Hélas, la tête de l’homme devant nous empêche de voir s’il s’agit du 15e RI (d’Albi) ou d’un régiment de la série des 150 (dans le nord-est) dont le dernier chiffre reste définitivement invisible.

  • La correspondance

Je suis sur cette carte j’espère que vous me trouveré regardez bien j’ai reçu une lettre de Gabriel vendredi dernier merci j’ai reçu aussi une lettre de Berthe et de Eugène chez lui c’est toujours pareille je n’ai encore rien reçu de Léopold depuis que je suis rendu ici je vais lui écrire ce soir. J’ai reçu aussi une lettre de Renaud le gendre à Migaud et une des Parents au boulanger Je suis très content de toutes ces nouvelles. vous ferez voir ma carte à Berthe et à Clémence. Je vous embrasse
M. Bagonneau

La ponctuation n’était pas son fort à l’école apparemment. Même si on ne sait pas de quelle origine est cet homme, son niveau d’étude, on remarque tout de même l’importance des courriers qu’il reçoit. A notre époque où on peut être joint à tout moment grâce au téléphone portable, aux mails, l’importance du courrier a peu à peu disparu remplacé par de nouveaux outils. Cependant, le médium change, la finalité reste la même : garder contact avec sa famille, ses amis. Les trois quart de la carte sont consacrés à la liste de ceux qui lui ont écrit (ce qui laisse penser qu’il écrit, dans cette carte, à sa famille). Ce qui montre l’importance de ces contacts. L’armée, ce n’est pas chez lui. Il y a une forme de nostalgie, de besoin de se raccrocher à son « chez lui ».
Cela rend encore plus regrettable l’impossibilité de localiser le régiment car il aurait alors été possible de cibler une région et de se lancer dans une longue recherche d’éventuels Berthe et Clémence Bargonneau qui nous auraient permis de remonter jusqu’à notre monsieur « M ».
Toutefois, un petit indice pourrait permettre de retrouver cet homme, non sur la photographie (!), mais où il vivait, qui il était : son nom, « Bagonneau » n’est pas fréquent. Dans le fichier des Morts pour la France, aucun à la lettre « M » comme prénom. Par contre deux Bagonneau, et seulement deux. Du même village : Aulnay. Et l’un d’eux s’appelle… Léopold. Cela ne vous dit rien ? « je n’ai encore rien reçu de Léopold depuis que je suis rendu ici je vais lui écrire ce soir. » Coïncidence troublante… Cependant, malgré l’épluchage de toutes les communes voisines d’Aulnay, beaucoup d’autres Bagonneau, mais pas de « M ».
Au final, nous revoilà guère plus avancé en l’absence de certitudes.

  • La corvée

En parlant d’épluchage, il s’agit visiblement des hommes chargés de cette corvée qui posent pour le photographe, en tout cas une partie d’entre eux. Certains ont, en effet, des couteaux et font le geste d’éplucher.

Ils ont tous leur bourgeron et leur treillis afin de ne pas salir leur uniforme. D’ailleurs leurs tenues sont particulièrement sales par rapport à d’autre clichés : taches et marques de terre sont présentes sur plusieurs hommes. Cependant, il est à noter qu’ils portent deux types de tenues : certaines sont plus blanches que d’autres, ce sont d’ailleurs les plus claires qui se trouvent être les plus tachées. Ce n’est pas une question de luminosité mais bien de lot car des tenues blanches se retrouvent au milieu des autres. L’image ci-dessous montre bien les taches et les deux teintes de tissu.

Dans un règlement du génie de 6 mai 1886, il est indiqué que les vieux bourgerons finiront soit aux cuisines soit pour raccommodage des autres vestes après 7 trimestres de service ! Cela peut expliquer l’utilisation de deux lots de teintes différentes en même temps. Mais peut-être est-ce aller chercher un peu loin pour une simple différence de couleur…

Pour revenir à la pose des hommes, d’autres montrent quart, fourchette ou cuillère. Le tout confirme le thème principal de la photographie. Cependant, il y en a un autre : les attitudes humoristiques de certains hommes.

  • Une pose classique de militaires ?

Certes, on observe des attitudes classiques sur les photographies de groupes de militaires : épluchage de pommes de terre (déjà vu), la main sur l’épaule, se tenir bien droit… Par contre peu de références au tabac : une seule pipe et un bout de cigarette seulement sont visibles.

Tous sont coiffés du bonnet de police. Rien d’anormal pour l’instant. Mais dis-moi comment tu portes ton bonnet, je te dirai qui tu es. C’est ce que semble montrer ce cliché. La variété des dispositions du bonnet est flagrante. Parfaitement centré pour les soldats qui veulent donner la meilleure image possible à ceux qui la verront ; Légèrement sur la gauche ou sur la droite, ce qui semble montrer de l’assurance, on n’est plus un bleu. Et puis le bonnet franchement sur le côté, pour les durs ? L’attitude va souvent avec. Très rigide pour les petits jeunes qui portent leur bonnet bien droit, le regard plus noir pour certains ayant leur bonnet bien de travers. Tellement de travers que l’effet en est comique, involontairement, ou au contraire volontairement.

L’effet comique volontaire est visible avec ces deux hommes dont l’attitude ne nécessitera pas de longs commentaires : le premier pose en Napoléon, bonnet de police mis façon bicorne et main dans la position caractéristique de l’Empereur. Le second a une moue interrogative en décalage avec celle de ses voisins et du groupe en général.

  • Quelques détails en plus

Cette image se révèle fort riche en détails intéressants. Un homme avec de vraies lunettes (et non les binocles), un homme avec un couteau mais peu menaçant car il a un morceau de pomme de terre au bout de sa lame.
Finalement, notre homme au regard de dur et au bonnet de police de travers est celui qui montre le plus nettement la grenade sur ledit bonnet. Cet ajout était toléré bien que non réglementaire. De nombreux hommes sur l’image ont cette grenade, symbole de l’infanterie.

  • En guise de conclusion (1) 2011

Une fois encore, une carte riche en éléments mais qui aurait pu l’être plus encore avec la série d’informations tant espéré pour chaque et qui fait si souvent défaut. Qu’ont fait ces hommes une fois la photographie prise ? Retour à la corvée ? Repas ?

  • Le soldat Bagonneau est retrouvé !

Thibaut Vallé a retrouvé la piste du conscrit mais aussi de sa famille et ainsi que de toutes les personnes nommées dans le courrier.

Maurice Émile BAGONNEAU est affecté au 155e RI à partir du 9 octobre 1913, ce qui correspond au bout de patte de col visible. Ainsi, on dispose enfin d’une unité et donc d’un lieu : Commercy.

Sa description dans sa fiche matricule ne permet évidemment pas de l’identifier sur le cliché. Elle nous apprend par contre qu’il partit le 31 juillet 1914 avec les troupes de couverture et qu’il fut capturé le 29 janvier 1915 au Bois de La Gruerie.

Pour les personnes citées, c’est l’occasion de dresser le tableau familial des BAGONNEAU. Le père de Maurice François BAGONNEAU est né en 1835. D’un premier mariage avec Marie Olive DAVID, il a au moins 2 fils vivants :

– Jean Léopold, né à La Foye-Montjault le 8 mars 1869 et qui serait donc le Léopold qui n’a pas encore écrit. Il n’a rien à voir avec le « Léopold Bagonneau » mort pour la France.
– Léon Eugène, né dans la même commune le 23 avril 1873 et domicilié en Gironde à ce moment. Ce serait donc l’Eugène qui a écrit.

Marie DAVID décède en 1879. Le père, François, épouse en deuxième lit en 1885 Clotilde CHATAIGNER, de 27 ans sa cadette. Naissent alors au moins 5 enfants :

– Louisa Clémence en 1886 (nommée dans la carte) ;
– Berthe Émilie en 1887 (qui a écrit) ;
– François Gabriel en 1890 (qui a écrit) ;
– Maurice Émile, notre soldat au 155e RI en 1913 ;
– Thérèse Blanche en 1895 (qui n’est pas citée).

Maurice cite donc dans sa carte ses deux demi-frères, ses deux sœurs et son frère. La passage sous silence de Thérèse est plus étonnant.

Pour « Renaud, le gendre à Migaud », l’hypothèse pourrait être dans un voisin de la famille BAGONNEAU, François MIGAUD, décédé en 1914 et qui avait bien pour gendre Engilbert RENAUD.

  • En guise de conclusion (2) 2024

En retrouvant la famille, Thibaut a réussi à dérouler tout le fil qui unissait ces personnes à l’auteur de la carte. Il ne manque que les parents du boulanger, mais sans patronyme cela risque d’être impossible de trouver un candidat parmi tous ceux exerçant à Niort.

À défaut de savoir où est Maurice sur la photographie, sa correspondance a repris son sens qui était totalement perdu depuis que cette carte s’était retrouvée d’abord isolée puis mise en vente.

  • Remerciements

À Thibaut Vallé pour avoir permis de dépasser les interrogations initiales et redonné tout son sens à ce document isolé.

  • Référence dans le texte :

Journal militaire, année 1886, n°27, édition Gournay, Paris, 1886. Page 528   Accès direct sur Gallica.

Archives départementales des Deux-Sèvres :

R 670 : fiche matricule de Bagonneau Maurice Émile, classe 1912, matricule 350 au bureau de recrutement de Niort.


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