FOUQUÉ Alain, « Ne vous mettez pas le cœur à l’envers », échanges épistolaires de Joseph, Laurence et Marie-Rose Charrasse (1914-1919), C’est-à-dire Éditions, Forcalquier, 2014, 336 pages.
L’avant-propos n’insiste pas toujours sur la grande qualité de l’ouvrage. Il est même réducteur quand il décrit « un témoignage émouvant des conditions de vie, les combats et les sentiments éprouvés par les hommes engagés dans un conflit si long et si meurtrier » page 6. La vraie force du récit n’est pas là, elle n’est pas dans l’émotion que doit ressentir le lecteur. Il s’agit de suivre le parcours d’un dentiste simple soldat cherchant à devenir dentiste aux armées et gardant un lien très fort avec sa famille et sa région d’origine. Les non-dits sont bien visibles, les mots échangés avec la famille sont autant de points d’intérêt de ces lettres. On peut surtout suivre le parcours d’un homme qui a une fonction rarement documentée.
Ces lettres ont été achetées chez un antiquaire. Elles étaient stockées dans le grenier d’un logement. La retranscription des textes est in extenso à l’exception de « quelques passages un peu répétitifs, ou quelques formules affectueuses récurrentes » très bien indiqués par des crochets.
Joseph Charrasse est né en 1887, a obtenu son diplôme de chirurgien-dentiste en 1909. Il est sursitaire et n’est incorporé qu’en octobre 1909 au 163e RI. Pour une fois, son service actif est bien documenté par des lettres et il est possible de le suivre : Premier jour, permission pour le mariage de son frère, quand il devient infirmier-dentiste. Il ouvre son cabinet après la fin de son service en 1911.
Ses courriers de guerre commencent le 18 septembre 1914 alors qu’il est parti pour le Nord-Est le 10 août 1914. Ses premières missives donnent un aperçu des thèmes qui composent les écrits de Joseph Charrasse : aucune évocation directe de la guerre, les bonjours, les nouvelles de la famille, des détails du quotidien. Il s’habitue à la marche, en octobre il porte une barbe d’un mois et demi. Les colis ont une grande importance dans ses lettres.
Au début du conflit, on dispose de certaines lettres de la famille. Que dit-on à un soldat du front ? Sa sœur lui envoie des nouvelles de la famille et des amis. La guerre est indirecte : on parle du conseil de révision, pas encore des morts mais des blessés. C’est le 14 novembre que sa mère lance la thématique en parlant des enterrements, les connaissances mortes ou « probablement prisonniers » page 47. Mais ses réponses sont absentes à cette période. Le 12 novembre, il est évacué en raison d’embarras gastrique ou typhoïde. Les courriers sont rédigés pour rassurer : il est avec ceux qui sont « peu atteints ». La guerre est toujours vue par des nouvelles tristes par la famille ou plus gaies par lui : le sort de son camarade Segond, blessé, instructeur de la classe 1915. Fin décembre, il commence à espérer pouvoir faire valoir son diplôme de chirurgien-dentiste. C’est le début d’un long parcours et une nouvelle thématique. Il commence par demander une copie certifiée de son diplôme à sa famille. La narration ne change guère pendant toute son hospitalisation. Au dépôt, il est un peu plus descriptif dans sa lettre du 4 mai 1915, page 91. Il relate même une partie de son quotidien, plus qu’il ne l’a jamais fait au front jusqu’alors.
Du dépôt, il part directement vers les Dardanelles en mai 1915. Le changement est visible : désormais, il parle de la guerre. Il est cuisinier, les obus, les balles. La guerre est malgré tout lointaine car il parle surtout de ce qui lui manque, du pays, de ce qui sort de l’ordinaire comme la baignade. Le 18 juillet 1915, il réfléchit à s’embusquer grâce à des outils le cas échéant (des daviers), page 103. Il est désormais brancardier. Il se plaint de l’irrégularité des courriers, il transmet des nouvelles à ses camarades du pays. Il cherche à devenir infirmier, puis explique comment il a pu avoir la fonction grâce au caporal infirmier avec qui il a déjà combattu.
Parfois, il détaille sa vie comme dans sa lettre le 17 août, le vaccin anticholérique, les repas, ce qu’il achète, les dents arrachées, la chaleur, la soif. « Si je crains moins, j’ai toujours le spectacle de la souffrance angoissante que produit la guerre », page 112.
Page 115, il liste des évacués connus et conclut « comme je suis assez bien ici, je préfère encore rester que de courir des risques de repartir encore et je ne sais comment ».
Le 20 septembre, il se livre à une inhabituelle description des lieux : Troie, île de Ténédos. Les mois s’égrènent. Il décrit plus son quotidien, le temps, il évoque les soldats noirs de sa compagnie. Fin 1915, son régiment prend la direction de la Grèce. Il est averti par sa famille et son ami Segond que l’Etat-Major demande 1000 chirurgiens-dentistes par la circulaire du 26 février 1916.
Le retour sur le front français en mai 1916 voit la majeure partie de ses lettres porter sur ses demandes afin de se faire nommer dentiste. Il évoque aussi son retour en métropole, sa permission, ses fonctions. L’année 1916 passe vite pour lui : retour, camp l’Évêque de Fréjus, combats de la Somme en juillet puis hospitalisation de septembre à novembre. Il rejoint son dépôt fin novembre 1916.
Le retour aux armées en avril 1917 lui apporte enfin la nouvelle espérée : il est nommé chirurgien militaire. Sa solde augmentée, l’incertitude concernant son affectation et donc le temps perdu tant qu’il est en surnombre, la nécessité d’utiliser pour l’instant son matériel personnel sont au cœur de ses préoccupations. Les mentions de la guerre, déjà rares et indirectes, deviennent encore plus allusives et ponctuelles. Ainsi, ses courriers ne comportent aucune allusion aux combats de son régiment en avril 1917 ou en juin 1918. Il s’intéresse plus à la vie au pays qu’ à la description de son quotidien. Page 217, il écrit « Pour tuer le temps, on fait quelques parties de cartes et on fume quelques cigarettes. Ah ! S’il n’y avait plus de tabac ici, ce qu’on serait malheureux ! Ça vous abrutit et ça vous aide à supporter cette vie de misère qu’il faut que nous menions. Je crois que je commence à avoir le noir, alors je m’arrête en vous embrassant bien fort ».
Les permissions sont un thème récurrent de cette période de 1917-1918. Il s’occupe aussi avec de l’artisanat de « tranchée ». Parlant de son ami le sergent Mouly, il explique « il est en train de faire des travaux de repoussage de cuivre, semblables à ceux que vous avez reçus… Il tape, il tape que ça vous en fait un raffut ». Un peu plus tard, il explique s’être essayé à la gravure sur un briquet envoyé à son père, page 218.
La fonction de dentiste est perçue en filigrane. On comprend à la récurrence des mentions que le principal soin proposé, pour ne pas dire le seul, est l’arrachage de dents ! Page 220 il note « Si tous ceux qui ont des dents malades venaient me trouver, pour un régiment ce n’est pas un dentiste qu’il faudrait mais une compagnie de dentistes ». Quand son régiment est au combat, pas question de sortir ses instruments. Ainsi, il note le 21 juin 1918 il les ressort enfin après la stabilisation de la situation, après près d’un mois d’attente. Un peu plus tard, page 231, il écrit « Voilà trois jours que je n’ai pas de clients : il est vrai que comme je ne fais qu’arracher les dents, personne ne vient me voir pour son plaisir ».
Il développe plus l’environnement, le temps qu’il fait, la boue, la monotonie du quotidien page 220 puis il célèbre le printemps, le chant des oiseaux, les premières feuilles. La religion est au premier plan, comme les permissions. Il remercie sa famille d’avoir prié pour lui « Cela fait bien plaisir et j’ai confiance en la protection de la Providence ».
En 1918, il explique le fonctionnement des permissions : 8 %, cela le fait attendre plus de 6 mois. En juin, il évoque plusieurs fois la paix. Le 23, il note page 229 « Finira-t-elle un jour cette maudite guerre ? Oui mais quand ? Il faut que les Américains se grouillent à venir nous aider ».
Une des seules allusions aux risques est notée indirectement page 231 : « Pourvu que ce ne soit pas comme la dernière fois et qu’après deux jours il ne faille pas se précipiter dans quelques coins rien moins qu’hospitaliers où notre arrivée sera attendue avec impatience ». Fin juillet, le régiment est une nouvelle fois au combat. Il n’en dit rien, on le devine juste à « Rien de rigolo ou de bien intéressant à raconter » page 235.
Au mois d’août, ses lettres redeviennent longues avec toujours en thèmes centraux les permissions ainsi que la description de ses chambres successives, les pensées pour le pays et la famille. Il s’agace vis-à-vis du renouvellement des inquiétudes de sa mère et écrit de plus en plus sur la paix qu’il sent venir. En septembre, il s’inquiète pour la santé de sa famille en lien avec l’épidémie de grippe. Il pense à sa permission prochaine de 12 jours « avec la citation : c’est toujours bon à ça une citation, et puis l’honneur », page 246.
En octobre, après sa permission, il est toujours préoccupé par la grippe mais ses pensées sont centrées vers la paix. Il note le 18 octobre 1918, page 251, « Malheureusement trop de malheureux tombent encore ! ». Sa lettre du 10 novembre est très optimiste « La note générale, c’est la confiance », page 255. Alors qu’il est peu expansif, ses descriptions de l’avant 11 novembre et de l’après sont très riches : « Ah ! Que cette bonne paix vienne vite, qu’elle nous réunisse et que bientôt toutes les angoisses, toutes les peurs et tous les malheurs de ces quelques misérables années ne soient plus qu’un souvenir maudit et même plus rien parce qu’on s’efforcera ne plus y penser et on oubliera », page 256.
C’est dans sa lettre du 11 novembre qu’il décrit pour la première fois les destructions de la guerre. Les lettres sont nettement plus longues. Il note le 17 novembre, page 262 « les journaux nous parlent de permissions de 25 jours mais c’est la permission illimitée, celle qui nous rendra notre liberté et nos anciennes occupations que nous attendons. Il paraît que la démobilisation sera très longue ». Son « sera » met en évidence les rumeurs qui parcouraient le monde combattant et dont il s’est fait plusieurs fois l’écho de manière très critique.
- Les rumeurs
À l’occasion de son passage aux Dardanelles, une nouvelle thématique qui reviendra jusqu’à la fin du conflit, apparaît dans les écrits de Joseph Charrasse : les rumeurs. Page 104, il note « Pour les journaux, il y a longtemps qu’ils ne disent que des blagues. Ce n’est pas la peine d’y ajouter foi, plusieurs que c’est la main de Dieu qui dirige tous ces événements et que ce sera sa volonté seule qui mettra un terme à ce fléau ».
Il écrit page 108 « Ici, nous ne savons aucune nouvelle. Nous ne savons même pas ce qui se passe à quelques kilomètres de nous. On raconte tellement de blagues qui se contredisent les unes les autres qu’on ne sait pas qui croire ». Page 112, il note la multitude des bruits qui circulent.
Page 197, le 1er septembre 1917, il écrit « On parle de reformer les bataillons sénégalais et même peut-être les régiments. Des tas de tuyaux, des tas de canards courent parmi nous, comme toujours. Mais il n’y a ordinairement pas grand-chose de vrai ». Page 230 « Des bruits de départ commencent à circuler ; il est vrai qu’il ne faut pas trop s’y fier : les canards ici ont de grandes ailes !!! » s’amuse-t-il le 25 juin 1918.
Les évocations du danger sont rarissimes et allusives comme page 103, le 29 juillet, quand il indique « je suis toujours, malgré tout, dans la zone dangereuse ».
- Censure et critique
Ce n’est que le 17 novembre 1918 que Joseph Charrasse se permet pour la première fois d’émettre une opinion politique ou au moins critique. Peut-être avait-il peur de la censure auparavant ? En tout cas, il la mentionne peu auparavant, page 260. « Eh ! Mon Dieu cela pourrait arriver pour ceux dont la carrière a été brisée par la guerre, pour ceux qui ne retrouveront plus leur travail (…). D’autres encore sont mécontents de voir que pendant qu’ils se sont ruinés, des embusqués ont fait fortune. C’est que malgré la belle égalité écrite sur tous les murs, personne n’a été égal pendant cette guerre, et cette égalité irréalisable et irréalisée qui n’est qu’une égalité peut être une source de mécontentement ».
Ensuite, il n’est plus du tout question de dents, sauf à l’occasion de la couture des caducées sur sa nouvelle capote. Il détaille l’avancée à pied du régiment vers puis en Allemagne. L’accueil des populations, les logements, les nouveaux locaux sont décrits. Arrivé à Worms, il découvre un vrai cabinet dentaire.
La correspondance est interrompue de janvier à mars 1919 et ne reprend que brièvement.
L’ouvrage s’achève sur un résumé de la vie de Joseph jusqu’à son décès en 1976. Une présentation thématique de sa correspondance est claire et bien réalisée. En effet, elle donne une vision globale et thématique des écrits complète. Le tableau des morts pour la France est une annexe sans lien autre que géographique avec l’ouvrage. La postface n’apporte rien à l’ouvrage, surtout après le bilan réalisé par l’auteur auparavant.
- En guise de conclusion
Un ouvrage à découvrir car Joseph Charrasse a l’art de taire la guerre et le danger. On découvre d’abord le parcours d’un simple soldat puis d’un dentiste. On le suit, malgré ses silences, dans certains moments de son quotidien, son attention pour sa région d’origine et sa famille, ses préoccupations principales : devenir dentiste aux armées, les permissions, la paix. On a ensuite le parcours d’un dentiste aux armées.
L’accompagnement du lecteur par les notes et l’analyse finale est très bien réussi. Le travail de l’auteur montre que le grand nombre de notes peut être une aide pertinente à la lecture, sans être indigeste pour autant.
Une nouvelle publication de cette maison d’édition qui fournit au lecteur un travail toujours d’une grande qualité.
- Complément :
Archives départementales du Vaucluse
1 R 1287 – Fiche matricule de Joseph Charrasse, classe 1907, matricule 457 au bureau de recrutement d’Avignon. https://v-earchives.vaucluse.fr/viewer/r/01r_matricules_mil/FRAD084_01R1287_1907/FRAD084_01R1287_1907_0663.jpg