25 juillet – 2 août 1914
On imagine communément que la date du 2 août 1914 marque le début de la Première Guerre mondiale pour la France. Ce n’est pourtant que la date de la mobilisation et, comme Poincaré l’a écrit dans la proclamation qui accompagne l’ordre de mobilisation – espoir de courte durée – dans une phrase restée célèbre (1) : « La mobilisation n’est pas la guerre. Dans les circonstances présentes, elle apparaît, au contraire, comme le meilleur moyen d’assurer la paix dans l’honneur ».
- Tableau des JMO dont la date de rédaction commence avant le 2 août 1914 (2)
- L’aboutissement d’une crise
Le 28 juin 1914 est l’étincelle qui met le feu aux poudres dans une Europe puissante mais divisée. Pendant le mois qui sépare l’assassinat de l’héritier du trône d’Autriche-Hongrie et l’embrasement généralisé de l’Europe, la diplomatie des différents Etats s’active : ultimatum, discussions, menaces, soutiens… Une tension diplomatique qui trouve son aboutissement dans les différents ordres de mobilisation fin juillet début août. Ces ordres de mobilisation sont la dernière étape avant la guerre, mais cela ne veut pas dire que rien n’ait été préparé avant.
- Premiers actes
Messimy, ministre de la guerre en France au moment de la crise diplomatique, explique que toutes les décisions prises avant le retour de Poincaré (3) et de Viviani – qui se trouvent en voyage d’Etat en Russie – ont été guidées par un double objectif : ne pas prendre de retard sur les préparatifs allemands, mais ne pas passer pour l’agresseur (4).
La première étape de la préparation de l’armée à toute éventualité a lieu de 25 juillet : à 22h15 est prise la décision de rappeler tous les officiers généraux et chefs de corps. Le télégramme arrive le lendemain matin comme l’indique le JMO de la 43e DI (5) :
26 juillet, 5h00 : « Ministre de la guerre télégraphie : Prenez mesure pour que officiers généraux et chefs de corps rejoignent leur poste sans délai. Les autres officiers et hommes de troupe actuellement en permission ne seront pas rappelés pour l’instant.
Aucune permission nouvelle ne sera accordée sauf cas de force majeure. Rendre compte au général commandant le 21e Corps d’armée présence de leur général et chef de corps. »
Le même jour, à 21h45 est reçu un nouveau télégramme :
« Le ministre télégraphie : rappeler immédiatement officiers en permission. »
Le rappel est effectif le lendemain. On trouve mention de ces rappels dans les mémoires de certains officiers : ainsi Foch, commandant le 20e CA, rentre en urgence de Bretagne le 26 (6) ; le sous-lieutenant Olivier Guilleux reçoit son télégramme le dimanche 26 en fin de journée lui incombant de revenir au 115e RI le plus vite possible (7).
Conformément aux instructions du 26 juillet, les troupes en déplacement rentrent dans la journée. C’est le cas du 158e RI qui informe la 85e brigade de l’heure prévue de retour des différents bataillons le 27 juillet (8) . Ce même jour est envoyé un autre télégramme qui marque une nouvelle étape dans les préparatifs : « Le ministre télégraphie : rappeler tous les permissionnaires ; prévenir pour exécution tous les corps et services de la place. ». Le rappel qui débute le lendemain n’est pas anodin : en cette période des moissons, avant les manœuvres d’automne, les permissions ont été largement attribuées. Le 60e RI nous donne une idée du niveau de permissionnaires : 469 permissionnaires sont absents au 28 juillet, soit plus de 25% de l’effectif général du temps de paix (9).
Au niveau humain, la prochaine étape sera obligatoirement le rappel des réservistes. Toutefois quelques jours vont s’écouler avant ce rappel et ils vont être mis à profit pour sécuriser le processus de mobilisation.
- Empêcher une attaque brusquée
Quand, le 30 juillet, le gouvernement décide de mettre les troupes de couverture en état d’alerte, il s’agit bien d’empêcher une attaque brusquée crainte en raison des préparatifs perçus du côté allemand. Un tel dispositif a pour objectif de mettre en place à la frontière un rideau de troupe empêchant toute attaque surprise pendant que le gros de l’armée française mobilise ses réservistes, achemine et met en place ses unités.
Les troupes de couverture, comme elles l’indiquent souvent dans leur JMO, reçoivent le télégramme le 30 juillet à 23h30 pour un départ sur les positions prévues le lendemain. Fort logiquement, la majorité de ces troupes de couvertures (division, brigade ou régiment) ouvrent un JMO afin d’y consigner réglementairement les opérations qui commencent. Le départ des troupes de couvertures n’est, une fois encore, que la dernière étape des préparatifs. Dès le 28 juillet, le gouvernement met en état d’alerte les douaniers, gendarmes et forestiers à la frontière : il s’agit de renforcer la surveillance et de mettre les barrières aux points surveillés par les douaniers. Le JMO du 224e RI indique que ce même jour, le dépôt commun des 24e RI et 224e RI procède à une série de vérifications concernant la mobilisation (10) :
I. Révision des journaux et dossiers de mobilisation ;
II. Reconnaissance des cantonnements de mobilisation ;
III. Visite du matériel de mobilisation ;
IV. Contrôle des approvisionnements ;
V. Révision des dispositions prises en vue du fonctionnement à la 1ère heure de la mobilisation du service de protection des voies de communication et des points importants du littoral.
Faut-il voir ici l’application de l’ordre d’exécuter le memento A (1-2-3) reçu le 28 juillet et les mementos B, C, D, E, reçu le 29 mentionnés par la 7e BI ? Ou s’agit-il de l’application d’une seule partie, le memento E étant relié dans un autre JMO à l’achat de chevaux ?
Une piste sérieuse est donnée par Messimy (11) qui indique avoir reçu le 26 juillet de Joffre le Memento qui se découpe en 5 parties :
Le Memento les classe par ordre d’urgence :
Mesures de précaution,
Mesures de surveillance,
Mesures de protection,
Mesures d’organisation préparatoires,
Mesures de préparation aux opérations.
Le 29, les unités doivent « prendre les dispositifs de sécurité autour des garnisons ». C’est le trente qu’une accélération est visible : les unités doivent se procurer les animaux nécessaires en cas de mobilisation par la location (qui sera transformée en réquisition à la mobilisation). Il y a donc la volonté d’anticiper les préparatifs nécessaires. Un autre télégramme invite à prendre contact avec les maires pour qu’ils préviennent « discrètement » les propriétaires ayant soit des animaux soit des voitures devant être réquisitionnés. Pas de préparation de la guerre, juste une volonté de ne pas perdre de temps lorsque la mobilisation sera décrétée avec l’angoisse en arrière-plan du gouvernement et du GQG que quelque chose ne vienne enrayer la mécanique de précision qu’est la mobilisation.
Le 30 juillet, les unités à la frontière reçoivent un télégramme du ministère de la guerre dont la 25e brigade d’infanterie nous donne le détail (12) :
« 1° Un télégramme du Ministre de la guerre à Général commandant Corps d’armée, prescrivant d’exécuter mesures préparatoires aux opérations N°24, exercice de mobilisation, garnison extrême frontière, visé annexe 2, instruction 15 février 1909. »
La 4e Division de cavalerie reçoit le même type d’ordre de son corps d’armée (13) :
« Mobilisez tous les éléments actifs premiers échelons de la garnison, sans rappeler réservistes [ni] gardes de communications. (…) »
Des ordres dans le même esprit sont mentionnés dans quelques JMO, dont celui du 15e BCP (14) :
« Le 31 à 11h30, arrivée de l’ordre suivant :
« Alerte, distribuez la tenue de guerre, les cartouches et les vivres de réserve ».
Cet ordre fut exécuté avec calme, ordre et silence. l’exécution était terminée à 17h00. »
On notera les délais différents entre les différentes unités. Le 15e BCP se trouve prêt en fait pour le départ en couverture officiel quand la 4e DC ou la 25e BI sont en position dès le matin du 31.
Il s’agit ici de la première mesure prise pour empêcher une attaque brusquée comme l’indique Foch :
« Le 30, dans la soirée, le 20e corps d’armée est alerté et les troupes de couverture, faisant mouvement par voie de terre, gagnent les emplacements assignés pour le cas d’attaque brusquée. »
Seules les troupes à la frontière doivent prendre position. Cet ordre ne concerne pas les unités du reste du pays. Ce n’est que le 31, en fin de journée, que le dispositif de couverture est généralisé : toutes les unités du dispositif rejoignent leurs positions et non plus seulement celles pouvant le faire par voie de terre comme c’était le cas le 30.
Si les premiers préparatifs de l’armée n’avaient pu passer inaperçus, en particulier en raison de la location de chevaux et de voitures, la sortie des unités des casernes montre qu’une nouvelle étape est franchie.
- Les troupes en couverture
Même si Messimy indique que Joffre obtint que la limite des 10 kilomètres ne soit d’un strict absolu, force est de constater que les consignes furent clairement exposées et appliquées sur place dans la mesure du possible : un grand nombre de JMO des troupes concernées indiquent les dispositifs établis, le secteur à ne pas dépasser et les consignes données. La palme va au JMO du 2e BCP qui développe en 14 pages la seule journée du 31 juillet (15).
Voici un exemple de mise en œuvre de ces mesures prises à partir du 30 juillet : le secteur de la 81e brigade d’infanterie (16).
Dans les Vosges, les choses sont compliquées au niveau du respect des 10 kilomètres comme on peut le constater sur cette carte où a été tracée la ligne officielle ne devant pas être franchie par les Français. On est plus à 5 kilomètres que 10 et parfois moins, mais c’est dans la latitude laissée à Joffre pour couvrir la frontière : dans les Vosges, certaines villes importantes sont à moins de 10 kilomètres de la frontières et il semble logique de ne pas les abandonner. Il faut y voir une adaptation à des circonstances particulières plutôt qu’à une volonté de provoquer les Allemands. La carte montre les premières positions occupées par les troupes frontalières dans le cadre de l’alerte du 30 juillet (17).
La journée du 1er août voit le 152e RI prendre des positions qui ne respectent plus la ligne à ne pas dépasser. Au point que la nuit du 1er au 2 août va être animée au col de la Schlucht et au Collet : les Français essuient de nombreux tirs venant des postes allemands. Une balle touche l’arbre devant le quel se trouve le colonel du 152e RI, quelques mètres au-dessus de sa tête. Ces positions trop avancées de troupes françaises, le sont probablement en raison d’un ordre mal respecté par le commandant de la 81e brigade qui dirige ce groupe de couverture. La réaction est hiérarchique : dans l’après-midi, le général commandant la division constate que deux bataillons sont trop avancés. Il en réfère au commandant du 7e Corps d’armée à 19h30 qui répond par téléphone :
« (…) recommandations nouvelles et formelles du Ministre de la Guerre de ne pas faire franchir la ligne fixée ci-dessus, même par des isolés et de l’ordre impératif de ramener immédiatement sur cette ligne les éléments qui l’auraient dépassée vers l’Est. (…) »
Ordre est donné par téléphone puis par écrit aux trois commandants des groupes de couverture de prendre les dispositions nécessaires pour se conformer à la ligne fixée. A 5h20, le 2 août, les commandants rendent compte de l’exécution.
- Dernières étapes, les 2 et 3 août :
C’est sur ces positions que les troupes apprennent que le décret de mobilisation générale a été publié. La mobilisation ne change rien au positionnement, il permet juste dès le 2 au soir de recevoir les renforts nécessaires pour que les unités soient à leur effectif de guerre pour les troupes de couverture.
A 22h10, la 41e DI reçoit le message suivant:
« Le général commandant en chef le groupe d’Armée du NE lève l’interdiction de dépasser vers l’Est la ligne fixée comme limite aux éléments avancés et prescrit d’appliquer le 3 août dès le jour le dispositif de couverture prévu au plan XVII. »
L’ambassadeur d’Allemagne ayant demandé à récupérer son passeport, les relations diplomatiques étant rompues entre les deux pays, l’étape finale qu’est la guerre ne semble plus faire de doute dans l’esprit du gouvernement. Il ne s’agit donc pas ici d’anticiper l’entrée en guerre, mais bien de s’adapter à une situation qui peut changer très vite, d’autant plus que les informations arrivent parfois avec beaucoup de retard aux unités en position de couverture.
Dès le 3 août, si l’interdiction de franchir la frontière n’est pas levée, les troupes se mettent en position défensive à la frontière ce qui donne le déploiement suivant :
La division n’apprend l’entrée en guerre que le 4 août au matin (à la 43e DI, l’information n’arrive qu’ à 12h30). Commence alors une autre période, celle d’une couverture plus offensive, où quelques points stratégiques à proximité de la frontière sont atteints. Mais c’est un autre sujet.
- Petit aparté : avant les charges à la baïonnette, la guerre de tranchées !
Le titre est provocateur, volontairement. Si au niveau stratégique, l’offensive à outrance était le dogme, au niveau tactique, les choses étaient un peu plus nuancées. Pendant la période de couverture, l’armée française est dans une position défensive. C’est pourquoi, dès le 31 juillet, les troupes creusent des tranchées afin de défendre les secteurs sous leur contrôle. Évidemment, il ne faut pas imaginer les réseaux interminables, imbriqués qui se mettront peu à peu en place à partir de septembre et octobre 1914. Il s’agit de positions aménagées pour un groupe d’hommes, une mitrailleuse. Ce sont des éléments enseignés au cours des classes dans le cadre de l’instruction de la « tranchée de fortification de campagne légère ». Il ne s’agit en aucun cas d’une adaptation à un nouveau type de guerre imposé par les Allemands, mais bien un aménagement défensif prévu.
C’est dans le JMO de la 21e brigade d’infanterie (18) que j’ai trouvé la mention la plus précoce de mise en place de tranchées : tout simplement dès le 31 juillet. Mais ce n’est vraiment pas un cas isolé tant ce travail défensif apparaît très couramment dans les JMO début août, avant la mobilisation et avant l’entrée en guerre.
La 21e brigade d’infanterie ne parle que de retranchement mais vu ce qui est réalisé dans d’autres unités, il s’agit notamment des fameuses tranchées : « Aussitôt arrivées, les troupes procèdent à l’exécution de travaux de retranchement qui ont été étudiés et ébauchés précédemment ».
Autre exemple : le JMO du 151e RI (19) qui fait le point sur l’avancement de ses travaux à l’aide de plusieurs croquis datés du 5 août, mais qui indique leur commencement le 1er. On voit nettement qu’il n’est pas question de faire un réseau, mais bien des positions placées judicieusement pour parer à une attaque.
L’exemple est plus explicite au 147e RI (20) qui débarque du train le 1er août et fait un premier bilan des retranchements établis le 2 puis le 3.
En guise de conclusion :
Aucune révélation dans ce petit article, juste une nouvelle mise en évidence de la richesse des JMO, non seulement pour comprendre le rôle d’une unité dans le conflit, mais aussi se faire, par recoupements, une idée du contexte général.
La lecture de multiples de JMO permet de voir une fois de plus l’originalité de certains, non dans le style (question qui a déjà été abordé sur le forum), mais par la mise à disposition d’une masse documentaire ou d’un récit « heure par heure ».
Les JMO montrent aussi avec beaucoup de détails comment se passa l’amalgame avec les réservistes dans les unités d’active ou la mise en place des régiments de réserve. Et tout ne se passa pas de manière idéale. Mais c’est un autre sujet.
- Remerciements :
Un grand merci à Guy François pour ses informations sur le Memento.
- Sources :
1. Proclamation du gouvernement. Texte publié dans le journal Le Temps n° 19385 du 3 août 1914, page 2. Accès direct au journal sur Gallica.
2. Méthodologie : les JMO des Armée, des Corps d’Armée, des Divisions, des Brigades d’infanterie, régiments d’infanterie d’active et BCP ont tous été consultés et tous les JMO commençant avant le 2 août ont été listés. De ce fait, n’apparaissent pas les unités ayant débuté leur JMO à partir du 2 août et ultérieurement ni les régiment de réserve ou territoriaux, non consultés et théoriquement mis en place à partir de la mobilisation. Des unités n’ayant pas de JMO numérisé, ils n’apparaissent pas dans le tableau.
3. Poincaré R., Au service de la France : neuf années de souvenirs. Tome IV, L’union sacrée, 1914. Editions Plon, Paris, 1927. Accès direct sur Gallica.
4. Récouly Raymond, Les heures tragiques d’avant-guerre, Editions La Renaissance du livre, Paris, 1922. Chapitre III, A Paris, par M. Messimy. Accès direct sur Archive.org.
5. JMO de la 43e DI, SHD 26N344/1.
6. Foch Ferdinand, Mémoires pour servir à l’histoire de la guerre 1914-1918. T. 1, Editions Pon, Paris, 1928. Accès direct au volume sur horizon14-18.eu.
7. GUILLEUX Hélène, 1914-1918, La Grande Guerre d’Olivier Guilleux. Geste éditions, La Crèche, 2003. Page 23. Pour en savoir plus sur cet ouvrage.
8. JMO du 158e RI, SHD 26N700/10.
9. JMO du 60e RI, SHD 26N652/1.
10. JMO du 224e RI, SHD 26N720/4.
11. Messimy Adolphe, Mes souvenirs, Editions Plon, Paris, 1937.
12. JMO de la 25e brigade d’infanterie, SHD 26N503/1.
13. JMO de la 4e division de cavalerie, SHD 26N484/1.
14. JMO du 15e BCP, SHD 26N821/1.
15. JMO du 2e BCP, SHD 26N815/7.
16. JMO de la 81e brigade d’infanterie, SHD 26N519/1.
17. Source du fond de carte des Vosges : Carte au 1/500 000e : Les Vosges, du Mont Donon au Ballon d’Alsace, Erhard imp., Paris, 1885. Accès direct sur Gallica.
– Données :
JMO de la 81e brigade d’infanterie, SHD 26N519/1.
JMO de la 41e division d’infanterie, SHD 26N340/1.
JMO du 4e escadron du 11e régiment de chasseurs à cheval, SHD 26N890/11.
18. JMO de la 21e brigade d’infanterie, SHD 26N501/10.
19. JMO du 151e RI, SHD 26N697/6, vues 5 et 7.
20. JMO du 147e RI, SHD 26N695/10.