Le système d’affectation des appelés suivant la date de naissance et l’existence des affectations spéciales posent problème au début du XXe siècle en France. À partir de 1911, de nouvelles règles sont mises en place visant à corriger les deux problèmes.
- Des pratiques contraires au principe d’égalité
La loi est une chose, l’application s’éloigne parfois de son esprit. En effet, les demandes d’affectations spéciales, donc de dérogations aux règles de l’affectation, étaient une réalité qui embarrassait le ministère de la Guerre et le monde politique. Deux éléments le confirment : une lettre du général André de 1902, une lettre ouverte d’un député en 1910. Ces critiques aboutissent à la mise en place d’un nouveau système d’affectation en 1911.
Ministère de la Guerre
Cabinet du Ministre
Correspondance généraleConfidentiel
Paris le 24 septembre 1902
Le ministre de la Guerre
à MM. Les Gouverneurs militaires de Paris et Lyon
Les Généraux commandant les Corps d’Armées
Le général Cdt la div. d’occupation de TunisieMon cher Général
Je suis informé que les Commandants de Recrutement sont journellement sollicités en faveur de jeunes soldats désireux d’être affectés à une garnison déterminée, et que des adversaires du gouvernement se prévalent des affectations qu’ils réussissent ainsi à obtenir.
J’ai l’honneur de vous prier de faire connaître à ces officiers supérieurs que je les autorise à donner satisfaction aux désirs exprimés par les intéressés, dans les limites compatibles avec le bien du service et l’exécution des règlements en vigueur. Mais si j’apprenais qu’ils ont ainsi sciemment secondé les desseins des adversaires du gouvernement, je n’hésiterais pas à les déplacer.
Vous les inviterez à s’adresser au Préfet s’ils éprouvent quelques hésitations sur la nature et la portée des recommandations qu’ils reçoivent.
Général André
Source : AD49, 1 R 2035
Le général André accepte ce système tout en l’interdisant aux opposants à la République, dans l’esprit qui l’anime (il est le général de l’affaire des fiches).
En 1911, le député Henry Roy dénonce les « affectations spéciales », après une présentation de l’évolution globale des politiques d’affectations. Il présente clairement les passe-droits utilisés par certains.
(…)
Sous le régime de la loi de 1889, il était de règle — les exceptions justifiaient trop la règle ! — que les soldats de trois ans fussent le plus possible « dépaysés ». Les soldats d’un an, les dispensés, ajoutaient au bénéfice de leur dispense l’avantage d’une garnison toute proche.Nous avons connu, ensuite, le recrutement, presque exclusivement local, puis une solution moyenne est intervenue et c’est le recrutement régional qui, pour le moment, l’emporte.
Pourquoi ces variations, ce n’est pas le moment de le rechercher. Quoi qu’il en soit, il est une région qui ne peut suffire à son recrutement, c’est la région de l’Est où les troupes sont massées en groupes plus nombreux et plus considérables.
Presque tous les départements sont appelés à fournir aux garnisons de l’Est, des contingents particuliers plus ou moins importants. Or les jeunes conscrits ont, des garnisons de l’Est, une appréhension plus ou moins fondée que leurs familles partagent. Et c’est une ruée folle sur les bureaux de recrutement : on assiège les hommes politiques. Il n’est pas un élu qui ne soit en butte aux instances les plus pressantes le plus souvent les plus impérieuses. Soldat, soit, il le faut ; aussi bien l’ajournement apparaît à beaucoup comme une tare, à certains comme un malheur, mais surtout pas dans l’Est !
Au début, les commandants de recrutement eurent leurs coudées franches ; il leur fut possible de tenir compte de la plupart des demandes qui leur étaient présentées : seuls, ou presque seuls, ceux qui n’avaient rien sollicité étaient affectés aux forts de l’Est, aux divisions « de fer ». Mais les demandes se firent de plus en plus nombreuses. Il n’est plus un citoyen aujourd’hui qui ne se puisse autoriser de l’appui d’un ou deux sénateurs et de trois ou quatre députés. Si bien que les recrutements furent débordés. Il fallut aviser à trouver un critérium nouveau : ce fut l’âge des recrues.
Il fut décidé que les premiers inscrits, c’est-à-dire les plus âgés, seraient affectés aux garnisons de l’Est. C’était le devoir d’aînesse qui commençait. On était parti de ce principe qu’il fallait à nos soldats de l’Est plus de force et plus d’assurance, le la date de naissance constituait une présomption de supériorité physique.
La présomption vaut ce qu’elle vaut. Au moins était-ce une règle, dont l’application n’eût pas paru trop rigoureuse si elle eût été générale.
Mais elle ne l’était pas, car on s’avisa de corriger, au ministère de la guerre, le travail des bureaux de recrutement et de procéder à cette œuvre admirable des affectations spéciales qui crée et consacre les injustices les plus criantes.
Les fils à papa, les cousins de généraux et les neveux d’archevêques n’ont pas en effet toujours la bonne idée de naître dans les derniers mois de l’année. Certains sont venus au monde en janvier, en février ou en mars. En bonne règle, ils doivent donc être envoyés dans l’Est, comme les camarades contemporains. Or à quoi servirait-il, je vous le demande, de s’autoriser d’origines aussi illustres si l’on devait être traité comme le populo, comme les camarades, comme tout le monde ?
Et, la veille du départ, de bonnes et opportunes dépêches ministérielles ramenaient de Toul ou de Nancy, où il n’était point allé, le bon jeune homme, au fort piston, vers les boulevards plus hospitaliers, tout près du Cercle (avec un grand C) ou de l’A. C. F.
Et comme, en dépit de toutes les permissions, les casernes de Paris ne peuvent pas être indéfiniment surpeuplées, comme il faut, malgré tout, des soldats dans l’Est, c’était le jeune, conscrit pas recommandé qui remplaçait là-bas le jeune conscrit trop recommandé.Est-il injustice plus flagrante et plus détestable ? Or savez-vous qu’il est fuit, chaque année, des milliers de ces affectations vraiment trop spéciales ?
(…)
Henry Roy, député.
Armée et Marine n°144 15 mars 1911, pages 263-2641.
- Lutter contre les passe-droits : un décret pour les affectations en 1911.
L’introduction de ce décret énumère les problèmes depuis longtemps connus. Les passe-droits, appuyés par des élus ou des militaires augmentent et perturbent le bon fonctionnement de la machinerie compliquée des affectations.
Le décret du 9 août 1911 simplifie considérablement les choses. Désormais, la répartition des effectifs se fera en fonction d’une lettre de l’alphabet tirée au sort tous les ans. On part de cette lettre dans la liste dressée à la fin des conseils de révision. Les premiers partent loin, les derniers restent.
Voici les lettres tirées au sort :
Classe | Lettre affectation | JO |
1911 | Lettre T (tirage le 7 août 1912) | https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k63775475/f75.item |
1912 | Lettre B (tirage le 24 juillet 1913) | https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k2023179k/f15.item |
1913 | Lettre Y (tirage le 4 novembre 1913) | https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6520979f/f5.item |
1914 | Lettre D (tirage le 27 juillet 1914) | https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k65213328/f6.item |
1915 | Lettre T (tirage le 13 novembre 1914) | https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6393938w/f14.item |
1916 | Lettre E (tirage le 22 février 1915) | https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6342280c/f6.item |
1917 | Lettre S (tirage le 21 juillet 1915) | https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k20238938/f20.item |
1918 | Lettre Q (tirage le 15 mars 1917) | https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k2024482d/f18.item |
L’ordre alphabétique est détaillé : ordre alphabétique du premier prénom et, en cas des premiers prénoms identiques, d’après l’âge, les plus âgés étant inscrits les premiers. Même le cas des noms composés et des particules nobiliaires sont pris en compte.
Il est aussi possible de demander à être affecté dans un corps plus éloigné que celui que le rang permettrait d’obtenir.
Choisir son affectation sans s’engager devient possible mais nécessite désormais plus qu’un simple appui. Il est théoriquement indispensable d’obtenir le Brevet d’Aptitude Militaire. Il permet à la fois de choisir son affectation et d’être prioritaire pour intégrer l’école des caporaux.
« Les appelés pourvus du même brevet sont affectés par ordre de mérite et d’après le désir exprimé (…) soit au corps stationné dans la région du domicile, soit au corps alimenté par le bureau de recrutement ».
Théoriquement, il ne peut y avoir que 15 appelés ainsi affectés par corps, sauf 5 pour les COA, SIM et ETEM. Ils peuvent être affectés en sus des attributions de l’arrêté annuel de répartition.
Les fils d’étrangers des régions militaires voisines des frontières doivent être affectés dans les corps les plus éloignés de la frontière (1ère, 6e, 20e, 7e, 14e et 15e RM) mais pas être affectés dans les SSEM, les bataillons d’aérostiers et de télégraphistes.
Il y a tout de même des dérogations possibles, y compris pour être affecté ailleurs que dans la région militaire ou à la frontière. Suivant l’article 3 du décret, c’est le cas pour :
« – Les hommes mariés ou veufs avec enfants ;
– Les hommes ayant un frère en service ;
– Les hommes titulaires du brevet d’aptitude militaire institué par la loi du 8 avril 1903 ;
– Les soutiens indispensables de famille dans la limite des corps de troupes ou services que le bureau de recrutement dont ils relèvent est appelé à fournir ;
– Les hommes résidant à l’étranger, aux colonies ou dans les pays de protectorat ;
– Les hommes exerçant une profession présentant pour les besoins de l’armée une utilité particulière. »
Pour les hommes mariés avant leur affectation ou veufs avec enfant, l’affectation est faite dans le corps stationné le plus proche du lieu de résidence.
Les hommes ayant un frère au service peuvent demander d’être affectés au corps de leur frère s’ils en ont l’aptitude physique. Sinon, ils doivent être affectés dans une autre arme dans la garnison la plus proche.
Dans tous les cas, il n’y a rien d’automatique : le conscrit doit en faire la demande entre 8 et 15 jours après le conseil de révision sans quoi leur demande ne sera pas traitée.
Ces affectés peuvent changer de garnison en cas de promotion, de changement de garnison du corps d’affectation, par mesure disciplinaire.
Pour en savoir plus : le texte du décret du 9 août 1911
- Un exemple : la classe 1912 au bureau de recrutement d‘Angers
Pour la classe 1912, c’est la lettre « B » qui a été tirée au sort. Ainsi, à partir de la lettre B incluse, les hommes sont envoyés dans les régiments de l’Est. C’est bien ce que l’on constate dans la liste communale du Lion d’Angers pour cette classe, classée par ordre alphabétique et non plus par date de naissance. Les premiers sont envoyés au 165e RI ou au 10e BCP avant d’être enfin affectés dans les corps de la région militaire (9e).
Les exceptions sont prévues par l’instruction ministérielle : les soutiens de familles restent à proximité du domicile au 135e RI à Angers. Un seul cas échappe à première vue à la règle : un homme affecté au 77e RI au lieu d’être envoyé dans l’Est. Il est possible que la fiche matricule soit lacunaire ou que cet homme ait pu se prévaloir d’une compétence lui permettant de choisir son corps ou du BAM. Il faudrait affiner l’enquête en cherchant dans la liste cantonale de recensement qui contient parfois des éléments expliquant une affectation sortant de la normale.


- Et une fois réserviste ?
La règle ici n’a pas changé entre avant et après 1911 : suivant le règlement, les hommes envoyés à la frontière pendant leur service actif sont majoritairement affectés dans le régiment de la même arme le plus proche de leur domicile. On retrouve cette règle dans les fiches matricules dans le changement de corps entre le service actif et la réserve.
Dans l’exemple ci-dessous, ce soldat du Maine-et-Loire fut envoyé dans un régiment de l’Est, au 26e RI de Nancy-Toul. Une fois libéré du service actif, il fut versé au 135e RI comme réserviste, régiment d’infanterie effectivement le plus proche de son domicile de Grey-Neuville. C’est dans ce régiment qu’il fit sa première période d’exercices en 1912 et qu’il fut mobilisé en août 1914.

Il existe évidemment une exception à cette règle de l’affectation au plus proche du domicile : un homme pouvait être affecté comme réserviste à un corps éloigné de son domicile voire de sa région militaire à condition d’être facilement accessible par chemin de fer.
- En guise de conclusion
Loin d’être un système aléatoire, l’affectation suit des règles et des instructions. S’il est possible d’expliquer la majorité des affectations avec ces textes officiels, il existe tout de même des exceptions dont on retrouve parfois trace dans des correspondances avec le préfet mais qu’il est en fait bien difficile de quantifier.
Ce tirage au sort et cette règle pour l’affectation des nouvelles classes sont restés en vigueur jusqu’à son abrogation le 12 janvier 19232.
- Suite de la recherche :
La jeune recrue reçoit son affectation et la date à laquelle il doit se présenter à son corps d’affectation. C’est l’ordre d’appel, reçu sous la forme d’une carte postale avec partie à détacher. Il va vivre ensuite ses premiers jours à la caserne.
Voir aussi :
Affectation des recrues (3) : pendant la Première Guerre mondiale
- Sources complémentaires
Archives départementales du Maine-et-Loire :
1 R 887 et 888 : Angers, classe 1912, volumes 1 et 2.
https://recherche-archives.maine-et-loire.fr/rechercher-et-consulter/archives-consultables-en-ligne/registres-matricules-militaires?arko_default_67fcd5fcb1798–ficheFocus=
- Bibliographie (en plus des textes normatifs cités dans l’article)
ROYNETTE Odile, « Bons pour le service », l’expérience de la caserne en France à la fin du XIXe siècle, Éditions Belin, Paris, 2000, 458 pages.
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- Accès direct : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k57824746/f7.item ↩︎
- Accès direct : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5511970j/f24.item ↩︎