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Affectation des appelés (1) avant 1911

La découverte d’une fiche matricule fait parfois s’interroger sur la raison de l’affectation d’un homme à des centaines de kilomètres de chez lui ou dans une unité au contraire très proche. Dans l’armée française de la IIIe République, rien n’était laissé au hasard et les affectations des jeunes recrues puis des réservistes obéissaient à des règles précises.

Ces règles ont évolué entre la fin du XIXe siècle en 1914. Dans une sorte de jeu du chat et la souris, il s’agissait de faire face aux interprétations qui laissaient des opportunités pour échapper à la règle.

Important : le cas des engagés volontaires n’est pas abordé dans cet article. Il porte essentiellement sur l’infanterie qui accapare l’essentiel des effectifs, mais les instructions officielles mises en lien permettent d’approfondir vers les autres armes (cavalerie, artillerie, génie, services divers…).

  • Aperçu général :

En France, à aucun moment depuis 1872, le recrutement n’a été strictement régional (on entend ici dans les limites de la région militaire, voir cet article de Philippe Boulanger) et encore moins local.

Au niveau local, dans la subdivision on ne trouve parfois qu’un régiment d’infanterie. Dans la plupart des cas, les hommes domiciliés dans la subdivision ont une affectation extérieure.

Un certain nombre d’hommes est affecté en dehors, soit dans des régions militaires ayant un déficit de recrues (Est) soit dans une voisine « en considération des facilités du réseau ferré ».

Une affectation plus loin, au niveau national, est possible en raison du grand nombre de corps présents à la frontière Est en particulier, proches de la menace allemande. Les effectifs locaux sont insuffisants d’autant que les régiments ont des effectifs plus importants même en temps de paix que dans le reste du pays. Des règles pour l’envoi d’hommes dans ces régions militaires ont été mises en place.

L’affectation est une machinerie complexe qui prend en compte les besoins des corps, l’état physique des conscrits et leur spécialité. Odile Roynette évoque « La répartition selon les armes » à la fin du XIXe siècle. Elle écrit page 208 : « Ni le sort, ni l’origine géographique ne permettent de cerner entièrement la répartition des soldats entre les différents régiments. Il convient pour cela de faire une place importante à des critères physiques et à des compétences professionnelles auxquels l’armée accorde beaucoup d’attention. »1

  • Affectation par arme : la question des compétences des appelés

Dès le questionnaire à remplir pour le recensement, les futurs conscrits doivent indiquer leurs compétences liées à la musique, l’équitation, leurs aptitudes professionnelles.

L’instruction relative à l’affectation des jeunes soldats du 16 avril 1910 explique :

« En vue du recrutement des secrétaires ou commis aux écritures des diverses sections, les hommes qui demandent à être affectés aux troupes d’administration doivent adresser aux commandants de recrutement, dans les huit jours qui suivent leur comparution devant le conseil de révision, un spécimen de leur écriture ».

C’est la même procédure pour les « hommes servant des professions spéciales utilisables dans divers corps et service spéciaux ». Il s’agit des boulangers, des bouchers, des chauffeurs, des mécaniciens, des tailleurs d’habits, des cordonniers, des bottiers, des selliers, des bourreliers, des colombophiles, des aérostiers, des automobilistes, des musiciens, des ouvriers du fer ou du bois. Il faut fournir un certificat d’aptitude après enquête par un officier d’administration du service des subsistances.

Odille Roynette donne quelques précisions quant aux critères utilisés. Pour les cuirassiers, une haute taille est nécessaire pour supporter le poids de l’équipement et monter des chevaux de haute stature. Dans l’artillerie, il faut de la force physique pour manœuvrer les pièces, transporter les projectiles, s’occuper des chevaux, réaliser les travaux d’installation des pièces. Dans le génie, des hommes vigoureux sont aussi nécessaires pour marcher avec les outils et des compétences aussi variées que les employés des chemins de fer, les terrassiers, les ajusteurs, les maçons, les chauffeurs, les ouvriers du bois, les tailleurs de pierre…

Le reste est donc pour l’infanterie qui ne nécessite qu’une bonne endurance à la marche, sauf chez les chasseurs où les qualités au tir sont indispensables.

  • Affectation géographique avant 1911

Lors de leur passage devant le conseil de révision, les hommes ont la possibilité de faire des vœux. On en trouve parfois mention dans les registres. En fonction de leur spécialité ou de leur savoir-faire, les jeunes recrues ont huit jours pour transmettre au bureau de recrutement un certificat d’aptitude « délivré par le patron et légalisé ».

La majorité des conscrits deviennent fantassins dans les différents corps de l’infanterie. Pour toutes les autres armes, les jeunes sont envoyés dans les troupes de la région militaire. Mais il y a des exceptions. En effet, certains corps du génie, de l’artillerie, des chasseurs à pied doivent être alimentés par plusieurs régions militaires. De plus, un transfert d’homme de l’Ouest vers l’Est est indispensable pour compenser « la densité très inégale des troupes du territoire national ». Si une subdivision doit fournir des hommes au corps qui se trouve dans cette subdivision, il ne faut pas y affecter des hommes qui y sont domiciliés (on n’affecte pas un homme dans l’unité de la ville où il vit en théorie).

Il faut aussi tenir compte de la catégorie dans laquelle l’homme a été placé lors de son passage devant le conseil de révision. Cela donne

– Affectation dans les corps les plus éloignés des hommes les plus vieux.

– Affectation des plus jeunes dans les corps les plus proches sauf si le conscrit en fait la demande.

– Les ajournés sont affectés dans la région militaire.

– Les omis sont affectés en premier.

– Les omis non excusés ou condamnés sont envoyés dans les troupes coloniales (article 16 de la loi de 1905).

– Les résidents à Paris ne peuvent pas être affectés dans l’étendue du gouvernement militaire de Paris, sauf s’ils ont le Brevet d’Aptitude Militaire depuis 1908 ou exceptions.

– Les hommes avec un casier judiciaire sont envoyés en Algérie ou en Tunisie.

– Les articles 22 restent dans la région militaire.

Maintenant comment est-on affecté à une arme plutôt qu’à une autre ? Quatre facteurs entrent en compte : la taille, le poids, les compétences particulières et le hasard des opportunités. Un tableau est disponible pour préciser les critères :

L’engagement volontaire, sous réserve d’acceptation par le corps, est un autre moyen d’échapper aux critères officiels. Il existe aussi les dérogations qui sont moins lisibles, plus discrètes, dans le lot sur lesquels il faudra revenir bientôt.

  • Un exemple : la classe 1907 au bureau de recrutement d‘Angers

Pour illustrer par l’exemple ces affectations avant 1911, voici le cas des hommes affectés à l’infanterie recensés dans le canton du Lion d’Angers dans le Maine-et-Loire en 1908 (9e Région militaire).

On constate que l’ordre alphabétique n’est pas respecté, c’est bien la date de naissance qui est source du tri dans la liste cantonale. Les corps accueillant des fantassins, autres que les 26e, 90e, 125e et 135e RI sont des régiments dans lesquels les hommes ont été volontaires pour aller suite à un engagement. Aucun homme n’est affecté au 135e RI d’Angers, corps le plus proche du Lion d’Angers, à l’exception des soutiens de famille. Les plus âgés, nés en début d’année, sont envoyés au 26e RI de Toul et Nancy (6e Région militaire, frontalière avec l’Empire allemand). Les autres hommes sont envoyés dans la région militaire, au 90e de Châteauroux ou au 125e RI de Poitiers.

Pour les hommes affectés aux chasseurs à pied, ils sont aussi envoyés à la frontière, la 9e Région militaire n’ayant pas de tel corps dans ses limites.

Ainsi, les prescriptions sont-elles parfaitement respectées.

  • Le cas des soldats de 1,54m et moins

Jusqu’en 1901, une taille inférieure à 1,54m conduit à la réforme pour « défaut de taille ». Ensuite, il n’y a plus de taille minimale exigée s’ils peuvent « racheter leur petite taille par une constitution très vigoureuse et une aptitude spéciale à la marche, ou exercer la profession de tailleur ou de cordonnier. »2

Le conscrit n° 223 de 1899 est d’abord ajourné et l’année suivante versé au service auxiliaire malgré son défaut de taille.

Pour le conscrit de 1907, il est classé « Bon service armé » sans attendre un an afin de constater une éventuelle augmentation de sa taille.

  • Le cas des conscrits de moins de 50 kg

Pour les hommes pesant moins de 50 kg, le général Picard indique en janvier 1905 dans une circulaire que pour apprécier la robustesse des conscrits, les médecins devront tenir compte « des rapports existant entre la taille, le périmètre thoracique et le poids des sujets, mais dans aucun cas ils ne devront déclarer aptes au service armé, ni même au service auxiliaire, des individus dont le poids est inférieur à 50 kilogrammes »3.

Le cas ci-dessous illustre un poids insuffisant pour compenser une taille inférieure à 1,54 m. Le conscrit fut ajourné puis exempté. Il fut à nouveau examiné pendant la guerre mais resta exempté.

AD49 1 R 859 : extrait de la fiche matricule de Gaudin Antoine Louis, classe 1907, matricule 603 au bureau de recrutement d’Angers.

On le voit les cas existants sont nombreux. Le bureau de recrutement part de la liste unique dressée à la suite des conseils de révision et triée par dates de naissance puis met en adéquation avec la circulaire annuelle donnant les instructions envoyées par le ministère de la Guerre.

  • En guise de conclusion

Caractéristiques physiques, compétences et ordre de naissance sont trois des explications, parfois cumulatives, qui expliquent la majorité des affectations des hommes non engagés volontaires.

Mais la loi est une chose, l’application s’éloigne parfois de son esprit. En effet, les demandes d’affectations spéciales, donc de dérogation aux règles de l’affectation, étaient une réalité qui embarrassait le ministère de la Guerre et le monde politique. Deux éléments le confirment : une lettre du général André de 1902, une lettre ouverte d’un député en 1910. Ces critiques aboutissent à la mise en place d’un nouveau système d’affectation en 1911.

Suite de la recherche :

Affectation des recrues (2) : à partir de 1911 (publication le 5 octobre 2025)

  • Bibliographie (en plus des textes normatifs cités dans l’article)

ROYNETTE Odile, « Bons pour le service », l’expérience de la caserne en France à la fin du XIXe siècle, Éditions Belin, Paris, 2000, 458 pages.


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  1. ROYNETTE Odile, « Bons pour le service », l’expérience de la caserne en France à la fin du XIXe siècle, Éditions Belin, Paris, 2000, 458 pages. ↩︎
  2. Voir tableau annexe 1 ↩︎
  3. Instruction du 22 octobre 1905 sur l’aptitude physique au service militaire, 2e édition, mise à jour au 15 juillet 1908. Paris, Henri Charles-Lavauzelle, 1908, page 62.
    https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k56187137/f67.item ↩︎

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