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Une vision très complète de la France dans le conflit

BEAUPRE Nicolas, La France en guerre 1914-1918, Paris, Belin, 2013, 224 pages.

En cette année de centenaire et de multiplication des publications « livres » et « magazines », il me semble bon de rappeler que pour le prix de ces « nouveautés » qui ne font bien souvent que s’appuyer sur une vision caricaturale, nationale voire obsolète du conflit, existent des ouvrages généraux qui, pour un prix très raisonnable, apportent une vision complète, nuancée, intelligente et à jour du conflit. Cet ouvrage fait évidemment partie des livres de cette dernière catégorie que je ne peux qu’inviter à découvrir.

Ce qui est intéressant de constater en lisant des livres généralistes (dans le sens de « donnant une vision globale du conflit »), c’est l’évolution de la vision de la Première Guerre mondiale. Cette histoire de la France en guerre s’inscrit dans cette démarche et permet au lecteur de découvrir un texte tenant compte des dernières avancées de la recherche. D’ailleurs, c’est clairement l’objectif de son auteur : tenir compte d’une histoire renouvelée portant certes sur un pays, intégrée dans une histoire européenne, mondiale, mais aussi régionale : « les variations d’échelles du local au mondial nous invitent à repenser l’échelle nationale » (page 11).

  • Chapitre I : le grand basculement de 1914

Après avoir rappelé le rôle de l’expansion coloniale dans l’oubli de l’humiliation de 1870, l’appel à la diplomatie face aux crises et pour rompre l’isolement de la France en Europe, l’auteur met en avant que l’« armée s’ancrait dans un imaginaire national reforgé par les républicains », page 16. Alphabétisation, stabilité et convertibilité de la monnaie, industrialisation, investissements dans le monde, amélioration du niveau de vie, stabilité politique sont abordés, ainsi que la démographie moins dynamique que l’Allemagne. Malgré ses forces, la France eut un rôle faible sur la chronologie des événements. Après la mise en évidence de l’augmentation des tensions dans les Balkans, et plus particulièrement entre la Serbie et l’Autriche-Hongrie, l’auteur développe le rôle discret de la France et non un quelconque rôle de va-en-guerre.
Il revient sur la vieille lune du départ « la fleur au fusil », montrant un départ résolu, résigné mais rarement enthousiaste comme le montrent certaines photographies devenues symboliques. Point intéressant, il poursuit sur la construction de ce mythe. Pour lui « Enthousiasme supposé des populations et Union sacrée finissaient par se confondre. Toutes ces dimensions concouraient à faire de l’ « enthousiasme » une représentation performative, qui peut expliquer pourquoi cette idée a pu s’imposer rapidement », page 28. Après la guerre, cette vision fut modifiée, non sur les faits, mais sur leur interprétation : il s’agissait de dénoncer la naïveté du peuple manipulé par les élites.

La suite porte sur l’échec du plan XVII, le mois d’août désastreux, les exactions allemandes, le recul français, la découverte que la guerre imaginée dans les états-majors n’a rien à voir avec la réalité, « transformant la guerre de mouvement des premières semaines en une véritable guerre d’anéantissement », page 34.
Il développe le déroulement des événements jusqu’au « pat stratégique ». La France se retrouve divisée géographiquement : une France occupée, une zone des armées et l’arrière ; chacune avec son expérience vécue de 1914-1918.

  • Chapitre II – Le front de « l’avant »

Nicolas Beaupré commence par montrer la « diversité des vécus de la guerre ». Ainsi, chaque homme eut sa propre expérience, pouvant tout de même être divisée en deux parties : l’expérience du quotidien (travaux, marches, repos) et l’expérience du paroxysme. Il met en évidence la part d’autocensure mais aussi les témoignages qui montrent une volonté de donner du sens à ce qu’ils vivent. La description des conditions de vie reprend quelques extraits de courriers et de témoignages qui font comprendre que « les cinq sens étaient constamment agressés » page 45. L’auteur évoque la transformation du corps, des âmes, les maladies, puis le combat sous ses différentes formes, bien plus rare et difficile à évoquer autrement que pour rassurer dans les courriers. Ces éléments sont plus présents dans les témoignages et la littérature. Il termine cette partie sur les difficultés d’écrire le fait d’avoir tué directement.
Autre expérience évoquée : celle des prisonniers, un demi-million au bas mot pour les Français humiliés, vivant dans des conditions difficiles, devant travailler, honteux et suspects à leur retour pour l’armée.
Point important, il explique à quel point il ne faut pas chercher une attitude générale tant elle pouvait être variable même chez un unique individu.

Cette guerre fut aussi celle des chocs traumatiques et des psychonévroses à un niveau jamais vu. Autre aspect, les refus individuels ou collectifs (fraternisations ou mutineries) : la partie sur les mutineries est l’une des plus complètes de l’ouvrage. En effet, Nicolas Beaupré en montre toute la complexité, aussi bien dans les manifestations que dans les causes, les interprétations et les motivations. Loin des explications simplistes, il met en avant une lecture distanciée et critique des ouvrages déjà parus sur la question.
La question de savoir comment les hommes ont tenu est un autre sujet de débat – et de polémique –. Quatre pistes sont développées : « L’intériorisation des rôles sociaux et son évolution, la solidarité (…), le sentiment de mener une guerre essentiellement défensive (…) le rapport, souvent négligé, à la temporalité et à la fin attendue de la guerre » (page 67). Le premier aboutit au sujet des embusqués et à remettre en cause l’idée de contrainte comme seule explication. Pour la deuxième, il explique l’explosion des visions de hiérarchie d’avant-guerre qui nécessita de réduire la distance entre le citoyen et l’officier. Le quatrième thème est plus original et prend tout son sens car il est une explication des mutineries de 1917 mais aussi parce que les autres motifs « d’endurance » ont été maintenus et que tout a fini par rentrer dans l’ordre.

  • Chapitre III – Les deux autres fronts.

Longtemps laissés de côté par les historiens, ces aspects du conflit sortent de l’ombre depuis une dizaine d’années. Les civils occupés par l’ennemi étaient exclus de la mémoire collective d’autant plus qu’ils étaient minoritaires contrairement à 1940-1944. Leur vie était pourtant très difficile : dégradations dues aux réquisitions, au ravitaillement insuffisant, aux privations de libertés (de circulation, d’information). Les prises d’otages, les travaux forcés, les relations avec l’occupant sont évoqués.
L’arrière, le homefront, ne fut pas seulement bouleversé par la mobilisation. Il vit le pouvoir parlementaire s’effacer, puis reprendre peu à peu sa place. L’état de siège permit une limitation des libertés et l’internement des étrangers ennemis (dans des « camps de concentration »).
La population fut aussi confrontée à un chômage massif jusqu’à la mise en route de l’industrie de guerre début 1915. Les mouvements de population sont aussi évoqués, que ce soit les Parisiens, ou les réfugiés des territoires occupés.

Trois espaces, cela veut dire des coupures et des outils pour entrer en contact, outils obéissants à des règles écrites et à des « règles induites ». Ces dernières conduisent à des incompréhensions, sans jamais remettre en cause la nécessité de ces outils.
Autre cas à ne pas oublier : les réfugiés belges et français du Nord, d’abord accueillis comme des victimes mais qui furent peu à peu victimes de discriminations et d’un regard suspicieux.
Il termine ce chapitre en mettant face à face la vision déformée que l’arrière avait des combattants, et la vision tout aussi déformée qu’avaient les combattants de l’arrière. Les mobilisés voulaient que les civils aient les mêmes qualités : égalité et sacrifices.
L’importance des permissions, des frustrations qui allaient avec (de ne pas avoir pu dire la réalité de la guerre aux gens de l’arrière et à sa famille) est résumée par l’analogie de la « Grande Perme » pour parler de la paix : les hommes avaient pour objectif la permission, la petite et espéraient la grande.

  • Chapitre IV : Le processus de totalisation

« La société en guerre devient une société de guerre » fait la transition entre le chapitre III et le chapitre IV.
Nicolas Beaupré commence par une définition remarquable de précision de ce qu’est la totalisation, non un phénomène immédiat mais « la poursuite d’une modernisation accélérée des moyens de destruction et la mise au service de la guerre d’une grande partie des ressources humaines, économiques et financières, mais également scientifiques, culturelles et symboliques ». La suite est la démonstration : modernisation accélérée des moyens de destruction (artillerie, mitrailleuses, aviation, chars), des batailles totales (dont Verdun et surtout la Somme – par son caractère mondial – en sont les meilleurs exemples). 1915 ayant été nettement plus meurtrière que 1916 (malgré Verdun et la Somme), la guerre défensive a-t-elle été moins coûteuse ?

Il montre la mise en place d’une économie de guerre par Thomas puis Loucheur. La réussite de cette politique reposa sur des créations de sites industriels, sur des réglementations protégeant ouvriers et ouvrières : « La politique de Thomas avait aussi pour but d’empêcher l’exacerbation des tensions et des conflits ». Si les femmes eurent une place importante dans cet effort, la fin de la guerre fut marquée par la perte de cet emploi, un retour au foyer, même si des mutations étaient en cours.
La totalisation est aussi visible dans le développement mondial du conflit, toutes les parties du monde se retrouvant en France, ce qui aboutit à différentes crises et à différentes solutions : massacres dans l’Empire ottoman, révolutions en Russie, « Dépressions et dissensions en France », entrée en guerre des États-Unis. La crise de l’année 1917 prend fin avec l’arrivée au pouvoir de Clemenceau et la remobilisation de la population. C’est là que l’auteur montre la « culture de guerre », tout ce qu’elle a de propagande mais aussi d’automobilisation.

  • Chapitre V : Finir la guerre

Après les offensives allemandes du printemps 1918 et la victoire finale des alliés, la question de « finir la guerre » est étudiée, ainsi que l’armistice puis les traités.
Le retour de l’Alsace-Lorraine est évoqué en détail, des cérémonies d’accueil de troupes (défilés, discours, cérémonies) et le fait que la réintégration commença de facto dès ce moment, bien avant la signature du traité.
L’occupation de territoires en Allemagne marque la victoire. La dégradation rapide des relations entre l’armée et la population locale est bien expliquée, ainsi que les enjeux de cette occupation.
Les négociations pour le traité sont longuement abordées afin de mettre en évidence et en perspective la ligne tenue par la France, « réparations et sécurité ».

Chapitre VI : Les reconstructions

Elles furent matérielles, économiques et démographiques. Si la première fut rapide, les deux autres furent plus lentes, voire heurtées pour l’économie.
Les situations de deuil furent très partagées et il était très difficile d’être consolé. Les parents pleuraient leurs enfants, les funérailles furent souvent impossibles ou retardées jusqu’aux rapatriements des corps à partir de 1920.
Reprenant des études récentes sur ce thème, il montre toutes les conséquences familiales que pouvaient avoir ces deuils.
Les monuments devaient permettre un hommage individuel et collectif aux morts (monuments, plaques, soldat inconnu). Le monument aux morts accueillait les morts dans leur commune ? Ces constructions furent rapides et les messages extrêmes furent rares (nationalistes ou pacifistes). Les anciens combattants s’unirent pour défendre les intérêts des combattants et transmettre le souvenir. Les associations étaient très variées. Environ 3,5 millions d’hommes réclamèrent leur carte d’ancien combattant, soit 50 % des survivants. Elle donnait notamment droit à une retraite d’ancien combattant. Le cas des Croix de Feu est expliqué par ses différences (dans sa composition et ses objectifs) et son échec, les anciens combattants y étant finalement très minoritaires car à l’opposé des idées de la majorité des anciens combattants. La majorité est marquée par un pacifisme mêlé de patriotisme, rejetant le pacifisme intégral autant que le nationalisme.
Les relations des associations françaises et allemandes sont aussi expliquées, ainsi que leur évolution de 1933 à 1939.

La grille de lecture des années 1920 comme préambule à la crise des années 1930 a faussé la lecture de la sortie de guerre. Malgré des contrastes réels, la situation fut moins négative que l’image qui en fut donnée.
La démobilisation de 5 millions de combattants est décrite et montre les difficultés multiples du retour de certains hommes ainsi que les inquiétudes : la France de 1918 n’était plus celle de 1914.
Les différents acteurs ayant participé à la reconstruction sont étudiés, le résultat étant un travail terminé pour l’essentiel dans la seconde moitié des années 1920 !
Les conséquences financières sont vues, après le développement des modes de financement de la guerre puis de la reconstruction. La reconstruction démographique fut difficile : aux 1.375.800 morts officiels s’ajoutent les peut-être 450.000 liés à la grippe espagnole dans un pays malthusien (où la population limitait d’elle-même le nombre de naissances). La France vieillit, il y a un déficit de naissances pendant toute la guerre, nombre de femmes ne trouvent pas de maris, les divorces augmentent, le nombre de naissances reste bas. En 1935, la France a plus de décès que de naissances, les classes creuses arrivent au mariage. L’augmentation de la population s’explique par l’immigration. L’auteur achève cette partie en montrant les politiques natalistes menées après-guerre qui se poursuivirent sous Vichy (fortement idéologisée) et à la Libération et qui prouvent que cette reconstruction fut lente.

  • En guise de conclusion

Il est difficile de résumer le texte de Nicolas Beaupré. D’une grande clarté, argumenté, il donne vraiment le sentiment d’avoir avancé dans sa compréhension du conflit une fois sa lecture achevée. Ses pages sur les mutineries, sur l’endurance des combattants apportent un éclairage d’une grande lisibilité sur des sujets éminemment complexes. Sans tomber dans l’opposition caricaturale, il critique certaines théories en développant son argumentation et permet au lecteur à son tour, de réfléchir sans tomber dans la polémique, mais en constatant toujours qu’il n’y a pas de réponse simple et que seuls la recherche et le débat font avancer la compréhension.
Ces qualités, on les retrouve tout au long de l’ouvrage. Elles font qu’il s’agit bien d’un livre à découvrir, à lire tant il fait réfléchir.
Il montre à quel prix cette France vaincue en 1871 a vaincu, avec ses alliés, en 1918, à quel point elle sortit exsangue du conflit et les conséquences qui en découlèrent, parfois à long terme. Malgré sa précision et sa densité, ce livre se parcourt facilement grâce à une structure très claire et des thématiques visibles, le tout dans un enchaînement parfaitement logique et maîtrisé, rendant très bien l’imbrication de tous ces thèmes dans ce conflit si complexe.

  • Pour aller plus loin :

Interview de l’auteur :


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