Ce n’est pas l’approche du Centenaire et la masse de publications qui vont voir le jour qui devraient changer un phénomène déjà ancien : « l’art » de compenser l’absence de ressources photographiques pour les premiers mois de la guerre par… tout et n’importe quoi.
Cette rareté conduit à voir bien souvent les mêmes images et, pire, l’utilisation de cartes postales dont les légendes bien que fausses sont prises pour argent comptant ou de clichés d’agence dont la légende semble de bonne foi mais se révèle pourtant tout aussi erronée. Il suffit d’étudier quelques exemples pour s’en rendre compte celui étudié par Y. Le Gratiet sur des GVC. On en trouve même utilisés pour des événements officiels.
La possibilité de trouver une masse croissante de fonds numérisés et librement utilisables conduit tout un chacun de découvrir la source de certains clichés. Cela permet de mettre en avant les erreurs si fréquentes de légendes. Travail simple qui est toutefois loin d’être fait systématiquement dans le monde de l’édition : un texte de grande qualité scientifique se trouve alors mis en parallèle avec des clichés où le travail de recoupement nécessaire n’a pas été réalisé. Pourtant s’interroger sur la source est une base en Histoire.
Il y a deux cas : les publications qui reprennent servilement la légende initiale et les ouvrages qui modifient les légendes. L’utilisation de certaines sources est d’autant plus tentante que les images sont libres de droit !
- La collection du Library of Congress :
Cette source américaine propose de nombreuses photographies, de fort belle qualité. Ainsi, la recherche « french soldier 1914 » donne 100 résultats en activant l’option « Bain News Service ». La source est d’autant plus séduisante que les images sont « vendues » avec la légende « between ca. 1914 and ca. 1915 » qui laisse entendre clairement une prise de vue au début du conflit, lecture confirmée par le « summary ». Pourtant, la grande majorité des photographies proposées avec l’indication « Date Created/Published: [between ca. 1914 and ca. 1915] », n’est pas réellement du début de la guerre. Ce sont photographies prises lors de manœuvres avant la guerre.
Comment expliquer cette situation ? Est-ce la légende originelle ? J’en doute car ces images furent aussi utilisées dès les années 1914-1916 pour ce qu’elles étaient, des images montrant l’armée française sans sous-entendu concernant leur prise au cours du conflit (ce point sera développé dans la 2e partie de cette série d’analyses).
Passons quelques images en revue et observons les détails :
- Image 3208-5
French Infantry on march
[between ca. 1914 and ca. 1915] | 1 negative | Bain News Service
LC-B2- 3208-5 [P&P] | LC-DIG-ggbain-17028 (digital file from original negative)
Summary: Photograph shows French soldiers at the beginning of World War I.
Accès direct à la photographie sur le site : http://hdl.loc.gov/loc.pnp/ggbain.17028
La traduction du résumé disponible sur le site indique « soldats français au début de la Première Guerre mondiale ». Cette référence à la guerre est erronée. Plusieurs détails montrent qu’il s’agit d’une photographie prise pendant des manœuvres avant-guerre :
– à partir de 1913, le couvre-nuque est teinté en gris bleuté. Cette image montrant cet accessoire blanc prouve une prise de vue antérieure à 1913.
– à la mobilisation, les képis sont tous munis d’un couvre-képi gris de fer bleuté, absent ici.
– les cartouchières sont du modèle 1884, non distribuées aux troupes d’active à la mobilisation.
L’arrière-plan est entièrement composé d’un grand nombre d’officiers. Cette scène est aussi assez typique des manœuvres.
On pourrait donc proposer comme résumé : avant-guerre, colonne d’infanterie, dont les fantassins semblent harassés par les marches (poussière, manches relevées, cols ouverts pour lutter contre la chaleur) passant à côté de nombreux officiers (cavaliers, infanterie).
Plus intéressant : cette vue n’est pas isolée !
- Image 3208-11
French Infantry on march
[between ca. 1914 and ca. 1915] | 1 negative | Bain News Service
LC-B2- 3208-11 [P&P] | LC-DIG-ggbain-17034 (digital file from original negative)
Summary: Photograph shows French soldiers marching at the beginning of World War I.
Accès direct à la photographie sur le site : http://hdl.loc.gov/loc.pnp/ggbain.17034
Même composition, avec des officiers à l’arrière-plan et une colonne de fantassins au premier plan. Certes décalé, le décor est le même. Nous avons donc deux clichés pris à peu d’intervalles.
Même chaleur, mêmes soldats harassés, poussiéreux, mêmes couvre-nuques, mêmes cartouchières. Sur l’image ci-dessous, le fusil du premier homme semble lourd.
Trois officiers accompagnent la colonne. Un capitaine et un sous-lieutenant sur celle-ci, un lieutenant sur la première vue. Par chance, l’unité est visible sur le col du sous-lieutenant : « 44 ». Il s’agit donc probablement d’hommes du 44e RI.
Cet extrait de la photographie confirme qu’il s’agit de manœuvres : ce doit être le brassard d’un officier arbitre.
Les simples soldats ne sont pas les seuls à avoir chaud : un officier a détaché son col et un accompagnateur tire la langue !
- Image 3210–1
Peasant giving drink to French soldiers
[between ca. 1914 and ca. 1915] | 1 negative | Bain News Service
LC-B2- 3208-11 [P&P] | LC-DIG-ggbain-17050 (digital file from original negative)
Summary: Photograph shows a woman giving water to French soldiers at the beginning of World War I.
Accès direct à la photographie sur le site : http://hdl.loc.gov/loc.pnp/ggbain.17050
Il n’est pas impossible que cette photographie ait été prise au cours des mêmes manœuvres que les deux déjà vues : même chaleur, même marche qui finit par couvrir de poussière les guêtres et l’uniforme des hommes.
D’ailleurs la scène montre une colonne en marche dont quelques hommes s’arrêtent pour prendre un quart (d’eau ? de vin ? ) dans un seau. Tous les hommes ont un quart visible, le plus souvent à la main.
Contrairement à ce qu’indique le résumé, il ne s’agit pas d’une photographie prise au début du conflit, mais au cours de manœuvres : les hommes portent un képi de la collection n°3 dite d’instruction. On la reconnaît grâce à la pastille métallique nettement visible sur les képis de ces chasseurs du 26e BCP. Cette tenue n’a pas été distribuée aux bataillons d’active ou à ceux de réserve à la mobilisation.
- Image 3212–3
French troops drinking water on march
[between ca. 1914 and ca. 1915] | 1 negative | Bain News Service
LC-B2- 3212-3 [P&P] | LC-DIG-ggbain-17075 (digital file from original negative)
Summary: Photograph shows French soldiers during early days of World War I.
Accès direct à la photographie sur le site : http://hdl.loc.gov/loc.pnp/ggbain.17075
Je ne vais pas reprendre la liste : hommes attendant ou venant se désaltérer en prenant un quart d’eau dans un seau, probablement à côté d’un puits. On retrouve les cartouchières modèle 1884, la poussière sur les brodequins, les tenues largement ouvertes pour lutter contre la chaleur, l’absence de couvre-képi.
On observe sur le dos de cet homme une arme inhabituelle : il ne s’agit pas du Lebel mais d’un mousqueton. Si les autres hommes sont des fantassins, difficile de dire à quelle arme il appartient : génie ou artillerie qui sont dotées de mousquetons ?
Cet homme qui observe le photographe du coin de l’œil porte un écusson utile pour préciser la date de l’image : il porte un insigne de mitrailleur.
Les mitrailleurs portaient aussi des mousquetons. Il s’agit donc de mitrailleurs d’un régiment d’infanterie… mais avant-guerre et non « dans les premiers jours de la guerre ».
- Image 3210-5
French troops on march
[between ca. 1914 and ca. 1915]
LC-DIG-ggbain-17054 (digital file from original negative)
Summary: Photograph shows French soldiers in street at the beginning of World War I.
Accès direct sur le site : http://www.loc.gov/pictures/item/ggb2005017254/
Des soldats français en marche au début de la guerre… pas plus que les autres clichés précédemment étudiés. Une fois encore, il s’agit d’une colonne de soldats en marche lors de manœuvres d’automne. De la chaleur, de la poussière sur les brodequins et les guêtres, encore un cliché qui a pu être pris lors des mêmes manœuvres que les précédentes images, mais sans certitude, aucun numéro n’étant lisible sur les cols ou les képis.
Il ne s’agit pas de fantassins d’un régiment d’infanterie ou d’un bataillon de chasseurs à pied, mais de soldats du génie comme le montrent les plaques de ceinturon :
La marche est l’occasion de manger un bout, de se désaltérer. Pour lutter contre la chaleur, les cols sont une fois de plus ouverts, les manches retroussées.
Le jeune soldat à gauche côtoyant un homme déjà plus âgé à droite montre que des réservistes sont aux côtés des soldats de l’active, ce qui est la règle lors des manœuvres d’automne.
Un sapeur regarde un officier supérieur en train de longer à cheval la colonne. A-t-il peur d’une remarque sur son ceinturon défait ?
Le brassard de cet officier, ainsi que de celui qui est un peu plus loin derrière confirme que ce cliché a été pris lors de manœuvres. Son képi est celui d’un général et on observe au moins deux étoiles sur le bas de sa manche, donc probablement un général de division. Il serait aisé de l’identifier si l’on connaissait la date exacte et le lieu où fut prise cette photographie.
Mais la solution est plus simple à trouver : dans la série de photographies, on trouve cette autre image.
http://www.loc.gov/pictures/item/ggb2005017257/
La comparaison des deux généraux ne laisse aucun doute : il s’agit bien du général De Castelnau.
Par contre, les photographies n’ont pas été prises le même jour, trop de détails diffèrent. De Castelnau ayant participé aux manœuvres d’automne de 1911 à 1913, cela laisse un certain nombre de pistes. L’étude d’autres photographies, en particulier s’il est à cheval, devrait permettre d’avancer sur la question du « quand » et du « où ». Toutefois, ces photographies pourraient toutes être plus anciennes que 1913 : aucun homme n’est équipé des rouleaux d’épaule.
Mais il y a donc fort à parier que ce général était ce qui intéressait le photographe.
- Image 3210-10
French troops leaving train
[between ca. 1914 and ca. 1915]
Summary: Photograph shows French soldiers leaving a train at the beginning of World War I.
LC-DIG-ggbain-17059 (digital file from original negative)
Accès direct sur le site : http://www.loc.gov/pictures/item/ggb2005017259/
Sous les yeux de deux agents de la compagnie ferroviaire ou de la gare, un groupe de soldats est sur les quais.
La légende indique qu’ils descendent. Ce n’est pas sur ce point que je vais chercher à en savoir plus, même s’il semble plus logique de mettre les fusils en faisceau et de bien arrimer ses effets dans l’attente de la montée…
Il est d’abord possible de déterminer l’arme de ces hommes : non le fusil Lebel visible, mais bien s’ils étaient de l’infanterie ou du génie. La plaque de ceinturon ne laisse, ici non plus, aucun doute : ce sont des sapeurs du génie.
Peut-être du 10e régiment du génie car c’est ce qui est lisible sur un col du seul homme qui a un rouleau d’épaule.
Ensuite, il est possible d’affirmer que cette photographie n’a pas été prise au début de la guerre. Pas de rouleau d’épaule pour la majorité des hommes mais surtout pas de couvre-képi, y compris pour l’officier présent. Qui plus est, le mélange de cartouchières, la pastille sur l’uniforme de l’homme ci-dessus indiquent des uniformes et l’équipement d’usage normal et non celui distribué à la mobilisation.
Ils sont en train de manger et de boire sur le quai de la gare dont les pavés sont humides. Partent-ils ? Arrivent-ils ? Seule certitude, c’est avant-guerre.
- En guise de conclusion
Autant de clichés qui illustrent à merveille les marches des militaires telles qu’on peut les imaginer pendant les jours ensoleillés d’août 1914, mais qu’il convient d’utiliser avec l’indication qu’il ne s’agit que d’images d’avant-guerre servant à illustrer.
Le fait de chercher des images pour illustrer un tel événement alors qu’il n’y en a pas à disposition a conduit encore récemment des journalistes à « bidonner » des reportages sur des sujets d’actualité à l’aide d’images d’archives. Le début de la guerre, il y a pourtant 100 ans, montre que cette tentation n’est pas nouvelle. Difficile d’assurer la volonté de tromper le lecteur pour les plus anciens mais les légendes fausses laissent peu de marge d’interprétation. Par contre, ce qui est gênant, c’est que ces clichés soient pris pour argent comptant, alors qu’en se penchant un peu sur la question, il n’est pas difficile de déceler les erreurs dans les légendes. Ce qui éviterait à des publications sérieuses de ne faire que continuer à diffuser des légendes erronées.
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