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9. Jules Gauthier face à la réalité de la guerre (août 1914)

    Après une journée de train, Jules arrive le 10 août à Dugny-sur-Meuse, au sud de Verdun. Il note le cheminement à pied depuis Dugny jusqu’à Verdun (10 km). De là, il rejoint un cantonnement à l’usine Braquier (1) puis ses bureaux.

  • Secrétaire à l’état-major du 3e G.D.R.

   Grâce à une indication dans son carnet on sait quel était son travail habituel : il note le 3 septembre : « Je reprends mon poste au 1er bureau ». Le 1er bureau d’un état-major assure la gestion des effectifs. Hélas, peu de mentions nous montrent quelles étaient ses tâches. Il parle régulièrement de l’installation des bureaux, que ce soit à Chartres le 8 août, à Verdun à la sous-préfecture (2) le 11 août, puis le 12 dans un autre lieu et finalement les nombreux déménagements de l’état-major pour suivre les troupes qui sont déplacées. Il note parfois qu’il a beaucoup de travail, mais sans plus de détails. Mais il n’indique jamais ce qu’il fait d’ordinaire. On peut le voir au détour d’une allusion à un déménagement de poste ou aux officiers rencontrés. Il inscrit par contre l’interrogatoire de suspects le 2 septembre quand il a été désigné pour travailler au 3e bureau du 28 août au 3 septembre, service qui prépare et dirige les opérations mais qui fournit aussi les renseignements à l’état major. Le 3 septembre, il est téléphoniste ; ensuite, il rejoint son bureau habituel.

  • Ce qui sort de l’ordinaire

    Il note souvent rien de nouveau ou se contente de raconter ce qu’il a vu de spectaculaire, d’inhabituel pour lui. Attention : il ne faut pas interpréter cela comme la preuve d’une absence de travail ou d’intérêt pour ce qui se passe dans son environnement. Plusieurs autres passages nous prouvent qu’il se tenait au courant des événements du front, qu’il dialoguait avec des soldats ou des civils. Il indique souvent où les soldats rencontrés ont été blessés (par exemple le 17 août, le 25 août et le 5 septembre). Il parle des civils rencontrés comme nous le verrons. Mais son carnet n’est pas un journal complet de tout ce qu’il fait (de toute manière, aurait-il eu le droit de le faire vu son rôle dans un état-major de G.D.R. ?). Comme pour beaucoup de soldats ayant voulu décrire leur campagne dans un carnet, ce support lui permet de noter ce qui sort de l’ordinaire, au sens propre du terme. Le reste est son quotidien, qu’il n’est pas utile de préciser, ce qui laisse penser que Jules écrit pour se souvenir, il ne destine pas ses notes à d’autres lecteurs.

    Mi-août, il note le bruit des canons, mais la guerre paraît encore lointaine : il évoque un tour dans la ville le 18 août, la visite de la citadelle et de la cathédrale le lendemain. Ainsi, le 17 août, il écrit qu’il a vu des blessés des combats de Mangiennes (3), puis les premières prises de matériel allemand. Le 20 août il décrit encore des choses qui doivent lui paraître sortir de l’ordinaire : « Vu un sabre allemand rougi par le sang et une carabine avec chargeur de 5 balles ». Dans tout son carnet, il n’utilise que six fois un des sobriquets usuels à l’époque pour qualifier les Allemands : « Boches ». Il le fait toujours dans des situations précises où les Allemands ont le rôle d’agresseurs (lors de la déclaration de guerre, de la fuite d’habitants devant l’avancée allemande, d’un village bombardé, d’une attaque d’avions par exemple (4) ). Par contre, il utilise 19 fois le mot « allemand ». En fait, il ne parle que de l’ennemi. On est loin des « cochons », « salauds », « vaches », « sauvages » utilisés par l’aspirant Laby (5).

    Parmi ce qui sort de l’ordinaire, on peut constater qu’il est impressionné par tout ce qui vole. Mentionnons tout d’abord l’observation du dirigeable Fleurus le 12 et le 23 août. 

    À cette époque, la France ne dispose que de cinq dirigeables militaires opérationnels : l’ « Adjudant Vincenot », basé à Toul, le « Dupuy De Lôme » et le « Montgolfier », basés à Maubeuge, le « Conté » basé à Epinal et le « Fleurus », basé à Verdun. Ces machines étaient utilisées la nuit pour effectuer des vols de reconnaissance. Dans la nuit du 9 au 10 août 1914, le « Fleurus » pénétra pour la première fois en Allemagne jusqu’à Trèves. Il vit donc ce dirigeable après cette mission puis lors d’une de ses dernières missions, les vols de dirigeables ayant été interrompus fin août après la destruction de deux des cinq appareils par l’artillerie française ! (6)

    Ensuite, le 19 août, il voit Pégoud, arrivé le 14 dans la ville, célèbre pour ses acrobaties aériennes en 1913 (7), le 22 le survol d’un dirigeable allemand, d’un biplan le 23 août, la vue d’« une escadrille complète d’aéros » le 26 août. 

   L’entrée en action du 3e Groupe de Divisions de Réserve et le rapprochement des combats vont le mettre face à une réalité plus tragique. Jusqu’au 21 août, au final, la guerre semble assez lointaine. Conformément au plan, le 3e G.D.R. garde les Hauts-de-Meuse, intégré au groupement Paul Durand.


    Rien dans ses écrits ne montre une tension, une situation inhabituelle et stressante. Il n’y a que le son du canon, qui se rapproche, quelques blessés de passage, des prises à l’ennemi ainsi que quelques prisonniers et la vue de nouvelles armes qui attirent l’attention de sa plume. Dès le 22 août, on trouve la trace de l’approche du front dans l’engagement des Divisions de Réserve et dans l’afflux massif de réfugiés et de blessés. Cela va, semble-t-il, fortement le marquer.

  • Premiers contacts avec la réalité de la guerre.

    Le 22 août, Jules mentionne le passage du 3e G.D.R. de la IIIe Armée (qui tient l’ouest de Verdun) à la IIe Armée (qui tient l’est). Le 23, les Divisions de Réserve sont engagées (8) ; Jules est de service de nuit et la nuit semble avoir été courte, car il se remet au travail à 3h30, preuve que l’état-major s’active. En effet, les tâches sont plus nombreuses quand les unités sont engagées au combat que lorsqu’elles attendent les ordres ou se réunissent. Il mentionne l’arrivée de réfugiés d’Étain, petite ville située à 18 km au nord-est de Verdun où ont lieu de violents combats. Dans la matinée, il se rend dans le quartier de la gare et il en revient bouleversé par ce qu’il a vu : des trains de blessés. C’est une des rares fois où il notera ses impressions personnelles de manière aussi claires : après la description de la foule des réfugiés, des blessés il écrit : « C’est triste. Cette fois c’est bien la guerre. Jamais je ne m’étais fait à cette idée ! C’est affreux. ».

   En plus des blessés en grand nombre, il semble fortement marqué par la vue des familles obligées de quitter leur ferme, leur village afin de ne pas passer sous contrôle allemand. Le 25 août, il réitère ces remarques. Il est confronté aux blessures ou à la perte des premières personnes qu’il connaît. Mais c’est le sort des familles de réfugiés qui semble le marquer le plus. Jules sait ce que représente la terre et leur ferme pour ces familles. Il a vu son père travailler dur toute sa vie, les sacrifices pour acheter une parcelle de terre. Même s’il n’a pas voulu rester à la ferme, il ne fait pas de doute qu’il se sent proche de ces réfugiés qui ont tout perdu. Il a conscience de ce que coûte à ces familles le fait de s’enfuir. D’ailleurs, il tente d’en aider quelques uns du mieux qu’il peut dans de telles circonstances : « Nous nous procurons du lait chaud pour les gosses, aux parents nous donnons du pain et du vin. Ils sont partis sans vivres et presque sans vêtements, un char, 3 chevaux, et quelques gerbes de blé et d’avoine pour s’asseoir et c’est tout. C’est triste. » Le même soir, Jules et ses camarades aident des soldats perdus et épuisés ; le lendemain, ayant peu à faire, il retourne à la gare porter du vin aux blessés.

   Toujours à propos des réfugiés, il note le 24 août « pour fuir l’ennemi qui fusille les enfants et les femmes, incendie les villages ». Cette remarque pourrait paraître influencée par la propagande de l’époque. Pourtant, elle s’avère d’une triste actualité ce jour-là : à Rouvres, non loin d’Étain, les Allemands fusillèrent 47 habitants et brûlèrent une centaine de bâtiments (9). Les troupes allemandes avaient été accrochées par la IIIe armée en repli et elles s’étaient vengées sur la population, croyant être harcelées par des francs-tireurs. Il est toutefois étonnant que les nouvelles aient été assez rapides pour que Jules l’apprenne ce même jour.

   Jules ne note pas le détail des changements au 3e G.D.R. En effet, la fin du mois d’août est marquée par des modifications dans la composition du groupe, qui peuvent aussi expliquer le surcroît de travail : le 26 août, les 55e et 56e D.R sont utilisées pour créer la VIe Armée.

   Au bout du compte, après d’autres changements, le 3e G.D.R. est désormais composé des 65e, 67e et 75e D.R. le 5 septembre. Ainsi peut s’expliquer le mouvement de l’état-major qui commence le 2 septembre : il se rapproche de son nouveau secteur.

Suite – 10. Le 3e G.D.R. dans la bataille de la Marne (3 au 15 septembre 1914).

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1. Célèbre usine fondée en 1878 par Léon Braquier et qui fabriquait des dragées réputées. Les bâtiments furent détruits en 1916.

2. Plan extrait de : Guide Michelin des champs de bataille : Verdun ; édition 1936.

3. Combats qui se sont déroulés le 10 août autour de Mangiennes. Le 130e RI a chargé l’ennemi à la baïonnette et s’est fait massacrer ; le 102e RI a rétabli la situation. Sur « l’affaire de Mangiennes » : BERNEDE Allain, Verdun 1916 : le point de vue français. Éditions Cénomane, Le Mans, 2002. Pages 39 à 46.

4. Dans son carnet : Pour 1914, 3 et 25 août, 14 septembre 1914 ; Pour 1915 : 30 janvier 1915, 19 septembre et 2 octobre.

5. AUDOIN-ROUZEAU Stéphane (Dir) : Les carnets de l’Aspirant Laby, 28 juillet 1914/14 juillet 1919. Bayard Centurion, Paris, 2001, page 12.

6. HARTMANN Gérard, Terreur sur la ville, www.hydroretro.net/etudegh/terreursurlaville.pdf ; consulté en 2004.

7. Pégoud était un grande vedette en France et un précurseur en matière de voltige aérienne. Abattu le 31 mai 1915. Pour plus de détails : MIQUEL Pierre : Les hommes de la Grande guerre : Histoires vraies. Éditions Fayard, Paris, 1987, Pages 143 à 152.

8. Tous les détails sur les engagements des grandes unités dont le 3e G.D.R. ont été établis grâce à trois sources :
– « Guide touristique » T.F.C. et Michelin, 1917 . Consultable sur le site : http://perso.club-internet.fr/batmarn1/index.htm
– DENIZOT Alain, Verdun, 1914-1918. Nouvelles Éditions Latine, Paris, 1996, pages 21 à 35.
– BERNEDE Allain, op. cit.

9. HORNE John et KRAMER Alan : 1914, les atrocités allemandes. Paris, Éditions Tallandier, 2005, page 89.

Publication de la page : 11 août 2014

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