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29 – Départ de Rouen pour la classe 1914

Les Archives départementales de Seine-Maritime ont mis quelques images en ligne sur un compte Pinterst. Parmi les images plus classiques (affiches, cartes postales, …), on trouve ce cliché, coté 157 Fi P4100, pris par Louis Chesneau en novembre 1914 à Rouen. Cette image se révèle extrêmement riche, bien plus riche que ne le laisse supposer la courte description proposée :

Départ de la classe 1914 pour le front, 22 novembre 1914, 157 Fi P4100. Le 2 août 1945 (sic), l’Allemagne déclare la guerre à la France. L’ordre de mobilisation, placardé dans toute la France obligent (sic) des millions d’hommes ayant effectué leur service militaire à se préparer pour la guerre. Ici le départ de l’une des troupes rouennaises, la classe 1914, scène immortalisée par le photographe amateur Louis Chesneau.

La qualité de l’image permet d’en dire beaucoup plus, tellement d’ailleurs que cinq personnes ont décidé de travailler parallèlement dessus, chacun de son côté, avec sa vision :

– Sur le blog de Valérie Q.

– Sur le blog d’Isabelle S.

– Sur le blog du 74e RI de Stéphan Agosto

– Sur le site du 119e RI de Xavier Bocé

– Dans l’article qui suit sur ce site.

  • Départ de la classe 1914 pour le front

La légende est précise : la photographie a été prise le 22 novembre 1914 et il s’agit d’un groupe d’hommes destinés à partir pour le front. Attention cependant : il ne s’agit pas de réservistes appelés par la fameuse affiche du 2 août 1914, mais de jeunes recrues de la classe 1914. Arrivés en septembre 1914 dans les dépôts, deux mois d’entraînement conduisent à leur envoi au front. Mais de quel dépôt partent-ils ?

Une observation attentive des uniformes montre que les numéros de régiment visibles sont « 119e RI » alors que les officiers sont du « 74e RI ».

Sommes-nous au dépôt du 74e RI à Rouen ou à Lisieux au dépôt du 119e RI ? Tout laisse à croire que la première possibilité est la bonne. En effet, le JMO du 119e RI (JMO du 119e RI, SHD 26N683/2, vue 14/106) explique :

« 26 novembre (…) : Renfort de 392 hommes, venant du 74e plus 2 off., le s/ltnt Lavetton (…) le s/ltnt Candron de Coqueromont ».

Affectés au dépôt du 74e RI, ces jeunes hommes sont donc envoyés en renfort au 119e RI. Il s’agit de compléter les effectifs des unités en ayant besoin et non le 74e RI.

  • Localiser le cliché

Pour identifier le lieu, quelques repères sont utiles. De chaque côté d’un petit bâtiment (2) composé d’un espace central entouré par deux pièces avec une fenêtre, on trouve deux appentis (1) adossés à un mur. Derrière ce mur, un espace urbanisé (3).

Les photographies aériennes utilisables grâce à Géoportail datent de 1946/1947. Elles sont difficiles à interpréter : tardives, ne permettant pas un grossissement suffisant pour repérer ainsi le lieu sans savoir où chercher. En voici deux exemples :

Caserne Pélissier :

Caserne Richepanse :

Mais il pourrait très bien s’agir d’une autre caserne située dans une commune voisine ! Je n’ai pas observé sur ces clichés de similitudes avec les éléments repérés sur le cliché étudié. La question de l’identification du lieu reste donc ouverte.

Mais en plus, deux problèmes posent des difficultés et conduisent à se poser une question : des hommes en casquettes peu militaires sont perceptibles à l’arrière-plan. S’agit-il de personnes travaillant dans le lieu où la photographie a été prise, à l’extérieur de la caserne ? Ou à la caserne, après avoir laissé entrer des civils pour un au-revoir ? La première idée accréditerait l’idée d’une photographie prise par exemple dans une gare.

Le candélabre visible en haut à gauche du cliché pourrait aussi plaider pour une prise de vue à l’extérieur d’une caserne.

Mais là, impossible de déterminer à la fois quelle gare (il y en avait plusieurs à Rouen) et où. En effet, les bombardements de la Seconde Guerre mondiale ont particulièrement touché les imposantes infrastructures ferroviaires de la ville.

Inutile de faire durer le suspens : Stéphan a de son côté trouvé la localisation exacte de la prise de vue. Je vous laisse découvrir le fin mot de l’histoire.

  • 22 novembre 1914

Ce 22 novembre, le froid est là. Les toits sont encore blancs d’une neige tombée précédemment : elle n’apparaît plus au sol et on ne voit pas les plaques ou les taches caractéristiques sur les brodequins.

Pour se protéger du froid, en plus du sous-lieutenant, deux hommes ont relevé leur col, deux autres portent des gants, ceux du caporal sont en cuir, ceux du soldat sont en laine. Ce dernier a une grande écharpe comme deux autres hommes visibles.

Cette photographie pose la question de savoir si elle a été prise le jour où les hommes ont été équipés ou le jour du départ. Je penche pour la seconde possibilité : les sacs sont chargés, les hommes ont pris le temps de coudre les pattes de col (parfois sur un seul côté).

Cette situation explique assez logiquement la présence de trois officiers du dépôt non destinés à partir mais accompagnant les recrues qu’ils viennent de former. Dans cette idée du départ, la présence du drapeau au bout de quelques fusils prend tout son sens.

Quant au prêtre, probablement est-il venu faire une bénédiction, à moins qu’il n’ait officié dans une messe précédant le départ.

  • Équipés à neuf :

Des équipements neufs pour des hommes neufs, pourtant l’observation montre un mélange d’effets certes neufs, mais disparates. Les capotes sont de différents modèles caractéristiques de la période de transition entre les anciens effets et les nouvelles du modèle Poiret. On trouve une ancienne capote modèle 1877, des modèles 1877 mais bleu horizon avec col droit ou col rabattu. Une capote Poiret est aussi visible.

L’équipement est également composé d’effets neufs, à l’exception des Lebel. Brelages et cartouchières sont tout aussi divers que les capotes

  • Les spécificités de la classe 1914 :

Contrairement aux classes suivantes (1915 à 1919), les hommes de la classe 1914 n’ont vu leur appel anticipé que d’un mois (septembre au lieu d’octobre). Ils paraissent donc moins jeunes que ne le seront les futurs appelés. Cependant, ils sont loin de tous porter la moustache.

Les galons neufs et d’un modèle différent de ceux d’avant-guerre semblent indiquer que ce caporal est aussi de la classe 1914. L’inexpérience de ces jeunes caporaux de la classe 1914 devant commander des hommes ayant déjà plusieurs mois de campagne quand eux n’en avaient pas, ne donna pas satisfaction. De ce fait, les écoles de caporaux furent mises en place pour la classe 1915, mais une décision mit fin à leur formation et interdit de nommer des caporaux parmi les hommes de la nouvelle classe.

Il serait intéressant de savoir quel était l’état d’esprit de ces hommes. Les témoignages, assez nombreux, semblent montrer que, pris dans la fièvre du premier mois, certains se montrèrent impatients, qu’il y avait une envie d’y aller. J’écris bien « chez certains » car ici aussi, toute généralisation serait excessive, plus encore en regardant l’instantané représenté par une photographie. Car ces hommes posent. Les visages semblent sereins, on ne lit pas de peur ou d’angoisse. Mais qu’en était-il vraiment ? Ce serait une erreur que d’essayer de le déterminer à partir d’une photographie.

Pourquoi cet homme à l’œil bandé est-il parmi ces hommes qui vont partir ? Ce visage qui est visible sous la pipe est-il celui d’un adolescent présent ou d’un soldat s’étant baissé pour être visible ? Qui est ce prêtre ? Quelle est cette forme derrière lui ?

Les questions sont donc très nombreuses, mais cette photographie n’en garde pas moins une qualité évocatrice indéniable, comme celle lors de la mobilisation à Rochefort ou celle dans une gare inconnue. Témoignage si riche que ce sont cinq mains qui ont décidé d’écrire dessus, chacun mettant en avant son centre d’intérêt, sa grille de lecture.

Ne manquez surtout pas les articles de :

Valérie Q. qui s’est intéressée à qui pouvaient être ces hommes grâce aux fiches matricules.

Stéphan Agosto qui a trouvé le lieu de prise de vue

Xavier Bocé qui a travaillé sur le renfort d’hommes du 74e Ri pour le 119e RI

Isabelle S. qui a tout simplement décrypté la composition de l’image qui ne laisse en fait rien au hasard !

  • En guise de conclusion

Cette image dépasse largement le simple aspect factuel. Derrière les équipements neufs, les attitudes, la pose : elle nous met face à ces hommes, à cette pose avant le départ. Le froid du dépôt, ce n’est rien. Il leur reste à découvrir l’indicible. 25 % de la classe 1914 n’est pas revenue. Nous sommes face à toutes ces questions : comment chacun voyait-il son propre destin ? Dans quel état d’esprit pouvait être chacun de ces hommes : de la plus grande excitation à l’abattement, mais pas sur la photographie. Aucune photographie ne pourra jamais nous le dire. Reste que nous pouvons nous poser ces questions sans nous contenter d’une courte légende.

Et nous pouvons constater à quel point, en travaillant à plusieurs sur un même document, on peut trouver d’informations, la décrypter à un niveau que les archives départementales n’ont même pas dû imaginer lorsqu’ils ont choisi ce cliché pour le mettre sur leur site. Internet, des synergies, cinq enquêtes, quelques chevauchements dans les analyses mais aussi des spécificités, des points de vue forts différents et complémentaires ! 

  • Sources :

Image : Archives départementales de Seine-Maritime, 157 Fi P4100.


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