Certaines photographies ont traversé le siècle qui nous sépare de leur prise avec moins de bonheur que d’autres. Vendues souvent à vil prix, elles n’en demeurent pas moins intéressantes malgré l’absence de nom, de localisation, de date et pour couronner le tout, un état pitoyable.
- De l’art de cumuler les handicaps
Tachée, abîmée, jaunie, passée, déchirée, sans texte, ni localisation, ni date, difficile de faire pire. Pourtant, ce groupe de 36 hommes nous a laissé de nombreux indices nous permettant d’ébaucher quelques hypothèses quant à la date et au lieu.
Premier indice : la mention sur la carte.
« 35e d’inf DI
57 D?
Secteur 517″
Cette note au crayon à papier semble en reprendre une autre plus ancienne se trouvant dans le coin en haut à droite, dont on ne peut plus lire que « 517 ». L’utilité de ces indications est faible et reste énigmatique : 35e d’infanterie indique ici en fait qu’il s’agit de la 35e division d’infanterie. Seule, cette information ne nous aide guère, mais le numéro du régiment est lisible sur de nombreux uniformes : 144. Or, le 144e régiment d’infanterie appartient à la 35e division d’infanterie.
Le reste est illisible à part le 517 qui fait référence à un secteur postal qui n’existera qu’à partir de 1917 en Orient. Or, rien dans l’équipement ne laisse penser que ce cliché ait pu être pris à la fin de la guerre.
Deuxième indice : tous les hommes portent le même uniforme bleu horizon. Ce cliché est donc postérieur à 1915. Détail important : toutes les capotes portées sont des « Poiret » du modèle 1914 du 3e type (apparues en décembre 1914). Ce modèle se caractérise par quatre poches et une seule rangée de boutons. Or, un homme porte le modèle qui remplacera ces capotes modèle 1914 : la capote « Poiret » modèle 1915. Il s’agit de l’homme de gauche sur le gros plan ci-dessous.
Cette capote a une double rangée de boutons et ne sera distribuée qu’à partir du printemps 1916, une fois les importants stocks du modèle précédent écoulés. Indice important pour dater le cliché : pas avant le printemps 1916.
Troisième indice : le casque est apparu au cours du deuxième semestre 1915. Il équipe tous les hommes sauf deux soldats qui portent le bonnet de police. L’insigne est invisible sur tous ces casques, ce qui montre, malgré la piètre qualité du cliché, que tous portent un couvre-casque. Adoptée en octobre 1915, cette housse en tissu cachait le casque dont les premières peintures étaient assez brillantes. Il fut interdit en octobre 1916, le problème de brillance des premiers casques étant réglé. Toutefois, si cela peut donner un nouvel indice sur la date de prise de vue, certaines unités conservèrent ces housses jusqu’à la fin de la guerre ce qui fait qu’une datation avant octobre 1916 reste hypothétique et ne peut être concluante que croisée avec d’autres éléments. Heureusement, il y en a d’autres.
Quatrième indice : les pattes de collet sont toutes du même type, celui adopté en avril 1915 et conservé jusqu’en janvier 1917.
Malgré leur imprécision, tous ces indices ont en commun l’année 1916. Cela va permettre de focaliser la recherche du lieu sur une année.
- Après la date, le lieu
144e RI vers 1916. Ces deux éléments seraient sans valeur si la photographie n’avait pas été prise devant une église à l’architecture caractéristique. Les hommes sont devant une entrée se trouvant sur un côté de la nef, accessible grâce à un escalier en pierre. On voit deux vitraux à gauche du cliché.
Le problème est que le 144e RI a traversé des dizaines de communes au cours de l’année 1916. Afin de réduire un peu les possibilités, j’ai d’abord commencé par les communes où le régiment a été au repos au cours de l’année. En effet, la présence d’un enfant au milieu du groupe, deux hommes portant leur bonnet de police et surtout les vitraux intacts vont dans le sens d’un cliché pris à l’arrière. L’historique étant assez précis, j’ai d’abord cherché dans les communes citées, avant d’éventuellement me tourner vers le JMO.
La recherche a finalement été bien moins longue qu’imaginée. En effet, l’historique mentionne un repos d’une semaine à Damery dans la Marne. Un tour sur Google Maps et voici ce qui est visible avec le service Streetview.
Les similitudes sont troublantes :
– village qui n’a pas connu de destructions avant 1918 (sinon les vitraux auraient été les premiers à voler en éclats) ;
– escalier identique ;
– sous cet angle de vue, l’image obtenue est presque la même, les différences s’expliquant facilement avec un angle tout de même légèrement différent.
L’escalier semble toutefois bien moins haut que sur l’image originale. Cela peut s’expliquer une fois encore par des remblais après guerre (le dénivelé de la rue s’y prête) et par les couches de goudron ajoutées également.
Le 144e RI se trouvait à Damery du 20 au 27 avril 1916, ce qui colle bien avec les indices visibles sur les uniformes. La probabilité est donc très forte que l’hypothèse Damery soit la bonne. Au final, grâce à la recherche du lieu, on finit par trouver une date précise. Le document parle peu à peu. Si l’on regarde certains hommes, on peut aussi se poser d’autres questions ou trouver d’autres indices.
- Rendre sa jeunesse à ce cliché
La numérisation permet de remettre un peu de contraste, de limiter les zones tachées et ainsi de faire apparaître des détails que la pâleur de l’image pouvait laisser croire comme définitivement perdus. Où qui étaient peu visibles sur un support qui ne donne guère envie de s’y plonger.
Quelques hommes se détachent du lot par leur équipement : à droite, on voit un soldat qui porte encore des guêtres, détail particulièrement incongru en 1916. Les guêtres ont été délaissées et remplacées dès l’automne 1914 par les bandes molletières visibles aux mollets de tous les autres hommes (dans deux configurations).
Peut-être cet équipement hors d’âge peut-il s’expliquer par l’arrivée récente de ce soldat au régiment. En effet, les dépôt disposaient souvent d’un équipement ancien et hétéroclite. En l’absence du nom de cet homme, pas de confirmation possible.
Avec son sabre, un officier est au milieu des hommes. Une salissure sur l’image empêche de distinguer le grade théoriquement visible sur sa manche gauche (la droite étant cachée). Il n’est pas le seul gradé, des sous-officiers sont aussi visibles. Deux caporaux à gauche de l’image, probablement un sergent devant l’officier et peut-être un autre sergent mais dont le galon a un liseré inhabituel (ou alors un soldat de première classe ?).
Un infirmier arbore le seul signe distinctif visible dans ce groupe : le brassard avec la croix rouge. Contrairement aux autres hommes, il n’a qu’une cartouchière et n’a pas besoin de bretelles de suspension. Grâce à cela, les épaulières Adrian deviennent bien visibles. Tous les hommes en sont équipés, mais c’est sur cet homme qu’elles sont le plus visibles. C’est d’ailleurs un nouvel indice qui aurait permis d’affiner la datation : leur distribution commence en février 1916.
Pour terminer, deux hommes sortent du lot par certaines caractéristiques physiques : imberbes comme d’autres hommes (probablement des hommes de la classe 1916), leurs traits semblent asiatiques. S’agit-il de soldats réunionnais ? S’agit-il d’une simple impression donnée par l’image ? L’hypothèse de soldats asiatiques me paraît peu satisfaisante, l’armée ayant créé des unités spécifiques et n’ayant pas, à ma connaissance, fait de tels amalgames dans les unités métropolitaines.
- En guise de conclusion
Si ces hommes du 144e RI étaient repassés par Damery quelques mois plus tard et s’ils avaient posé au même endroit, il est plus que probable que certains de ces 36 soldats n’auraient pas pu être sur l’image, remplacés par de jeunes recrues de la classe 1917. En effet, outre les détails sur l’image, c’est le contexte général de la prise de vue qui est intéressante : ces hommes sont au repos après une très longue période sur le Chemin des Dames, avant d’être envoyés dans la fournaise de Verdun où les pertes seront sensibles. Connaître le lieu et la date permet aussi de se remettre dans le contexte et imaginer que cette photographie fixe un groupe que la suite des événements a dû clairsemer.
Ainsi, bien que cumulant les handicaps, cette image parle beaucoup, à la fois dans ses détails et dans son contexte. Beaucoup de photographies restent impossibles à localiser et à dater, mais quand certains détails le permettent, il ne faut pas hésiter à essayer de faire parler l’image, il y a souvent beaucoup à apprendre.
Sources :
Fichier pdf sur la 35e DI sur le site Champagne 1914-1918.
Site sur les secteurs postaux et les cartes de franchise militaire. Voir la page sur le SP 517.
« Le casque français 1915-1945 », Uniformes hors série (2011). Numéro 28, 3e trimestre.
Historique du 144e RI disponible sur le site de la BDIC.
JMO du 144e RI, SHD 26N694/8.
Site sur les uniformes français.
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